Plieurs de parachutes: la vie à un fil
Saut de démonstration, en 2010, le jour de la Saint-Michel, patron des parachutistes. © DR
Le 20 juillet 2011 | Mise à jour le 20 juillet 2011
Par Emmanuelle Jary
Le 14 juillet, le colonel Vincent Duthoit, de retour d’Afghanistan, a défilé sur les Champs-Elysées. Parti avec 454 hommes en octobre 2010, il est revenu en avril 2011 avec sa troupe intacte. Chef de corps du 3e régiment du matériel, il coordonne les activités des compagnies de pliage et de réparation des parachutes de Montauban. Un centre unique au monde.
La réglementation ici s’est écrite avec le sang de nos soldats », lance le commandant Burny, chef du détachement de Montauban, dont dépendent les 14e et 15e compagnies de matériel de parachutage et de largage. Les « matpara », comme on dit là-bas. « A l’époque de la guerre d’Algérie, les parachutistes pliaient eux-mêmes. Il a fallu réorganiser la filière à la suite de graves accidents parfois mortels », poursuit le commandant.
Il est 7 h 30 du matin. Après avoir répondu à l’appel, les plieurs partent pour deux heures de sport. Ils portent le béret rouge des parachutistes. Tous affirment qu’ils ne pourraient pas être plieurs sans sauter. « Il faut connaître les sensations pour bien plier. » Si leurs chances d’être projetés sur le terrain sont quasi nulles, ils n’en restent pas moins des militaires. Il faut garder la forme, ne serait-ce que pour effectuer les six sauts réglementaires par an. Et cultiver leur concentration : sécurité oblige, ils ne doivent par ailleurs pas plier plus de six heures par jour. Aussi font-ils du sport.
9 h 45, retour à l’intérieur du bâtiment de plus de 14 000 mètres carrés. Au premier étage, des tables de 15 mètres de long sont alignées les unes à côté des autres. Dans cette salle immense, bien éclairée et climatisée en cette journée où le mercure dépasse les 30 °C, les plieurs plient au son d’une radio FM. La musique permet de cadencer le travail et d’échapper à la monotonie, comme en témoigne un jeune en formation. « Je pensais que ça serait moins répétitif. » Surprise ! Un discours opposé à celui du capitaine Rennuit, qui dirige la compagnie et insiste sur la nécessaire polyvalence du métier pour éviter que les plieurs ne s’ennuient. Heureusement il y a des compensations. Ils sont bien payés : 1 800 euros net en début de carrière pour qui a arrêté l’école avant le bac. Et puis surtout… il y a les sauts. Un défi en forme de revanche. « C’est bien que nos jeunes sautent parce que 50 % d’entre eux sont en échec scolaire. Ils ont arrêté l’école au collège. Certains savent tout juste lire et écrire. Ils n’en sont pas moins remarquables. Le jour où on part au combat, ils sont derrière nous. Mais le fait de sauter, c’est réussir quelque chose pour eux. Il faut voir leur visage quand on leur remet le brevet », confie le commandant Burny. Certains plieurs se font lyriques : « En trente-deux ans de service, j’ai fait 105 sauts à ouverture automatique et 3 à ouverture commandée en tandem. A plus de 2 500 mètres, face aux Pyrénées, on découvre le silence et on se prend pour un oiseau. » Attention, comme le rappelle le lieutenant-colonel Capel, « l’objectif de notre compagnie n’est pas de prendre du bon temps, mais d’aider à la mise à terre des troupes aéroportées ». Si la dernière grande opération parachutée date de 1978, à Kolwezi, dans l’ancien Zaïre, pour la libération des otages européens aux mains des Katangais, les hommes des forces spéciales sautent régulièrement à plus de 4 000 mètres, et jusqu’à 8 000 mètres d’altitude, munis d’une bonbonne à oxygène, afin de ne pas être repérés par les radars. De nuit, les parachutistes peuvent dériver sur plus de 40 kilomètres pour se poser à un endroit précis. Mais… « Il s’agit des forces spéciales, aussi je ne vous en dirai pas plus », conclut le commandant Burny pourtant loquace.
Dans la salle de pliage, malgré la musique, quelques rires et les interpellations des plieurs entre eux, la concentration est palpable. A Montauban, personne n’oublie jamais qu’il y a des vies sous les parachutes. Les plieurs se le répètent souvent, peut-être parce que la routine endort. Et il arrive aussi que ces hommes et ces femmes aient des problèmes de cœur, d’argent… Ça occupe l’esprit. Le rôle du commandant Burny, lorsqu’il passe entre les tables, n’est pas tant le contrôle technique que l’humain. « Nous avons le devoir de repérer quelqu’un qui ne va pas très bien. On ne peut pas le laisser dans une fonction qui requiert toute son acuité. » Pour gérer les problèmes, il vaut en effet mieux prendre quelqu’un par l’épaule et lui parler que de lui taper sur les doigts. Ce n’est pas l’image qu’on a de l’armée. Et pourtant… la formule semble efficace. Un des plieurs est allé jusqu’à pyrograver sur une plaque les mantras du serment que chacun prête en fin de formation : « Je veux avoir constamment à l’esprit que, jusqu’à ce qu’il leur pousse des ailes, les hommes doivent pouvoir compter absolument sur leur parachute. Je veux toujours me rappeler que la vie de tout homme lui est aussi précieuse que la mienne l’est à moi-même. […] Je veux ne jamais accepter l’idée qu’un travail est “assez bien comme ça” car cette abdication peut faire de moi un assassin en puissance… »
Les plieurs ont entre leurs mains le sort d’autres soldats et parfois même le leur. Lors des six sorties annuelles, ils sautent avec des parachutes pris au hasard mais forcément pliés à Montauban. Le détachement approvisionne l’ensemble des troupes aéroportées des armées de terre, air et marine, à l’exception du 2e régiment étranger parachutiste de Calvi. « Si on est enrhumé à Montauban, les forces spéciales, la brigade parachutiste et l’Ecole des troupes aéroportées toussent », plaisante le commandant Burny.
Lorsque le président Jacques Chirac a décidé de professionnaliser l’armée, il a fallu repenser l’organisation des « matpara » afin de compenser la diminution des effectifs. On est en effet passé de 320 000 militaires dans l’armée de terre à 120 000 après la professionnalisation. Autrefois au nombre de 1 100, les personnels « matpara » sont à présent 300. Alors qu’il existait cinq centres de pliage en France, toute l’activité – pliage et réparation – est désormais concentrée à Montauban pour éviter les éparpillements coûteux en effectif et en argent. On a aujourd’hui environ 1,2 parachute par combattant, on en avait 2,5 avant la réorganisation. Il a fallu également moderniser l’outil afin de maintenir une sécurité optimum avec moins d’hommes. C’est ainsi que le Centre national de maintenance des parachutes (CMAP), désormais automatisé, a vu le jour. Coût total de l’opération conduite par la société Thalès : 40 millions d’euros, dont 17 millions pour la construction du bâtiment. L’affaire fut vite amortie, ne serait-ce qu’en considérant la diminution du parc de parachutes de 33 000 à 13 000, sachant qu’un parachute coûte environ 5 000 euros. Et avec la réduction des effectifs, la charge salariale a diminué.
On doit plier 24 parachutes en six heures, soit un parachute par quart d’heure
Tout a été réduit sauf la sécurité. Le détachement est l’une des rares unités certifiées qualité ISO 9001. La traçabilité est totale. Unique au monde, ce centre forme également des militaires étrangers venus apprendre les techniques françaises. Les demandes de visites d’autres armées sont nombreuses. Même le Qatar est venu voir. Les parachutistes russes plient eux-mêmes leurs voiles, les Américains emploient des bataillons de plieurs car leur système est entièrement manuel, les Anglais ont choisi de sous-traiter le pliage auprès de sociétés privées. L’armée française a souhaité, elle, conserver ce savoir-faire à un moindre coût en automatisant tout ce qui pouvait l’être. Les qualifications de chacun sont enregistrées dans un système informatique. Avant toute opération, la personne s’identifie avec son badge devant un écran d’ordinateur. On sait qui a plié et qui a réparé. « Quand on arrive sur une zone de saut, on sort la fiche individuelle de contrôle pour voir quel chef d’équipe a plié ; on les connaît, donc on se dit : “Tiens, c’est tel caporal qui s’est occupé de mon parachute.” » Le système informatique a en mémoire les compétences de chacun et peut repérer parfois une confusion dans l’attribution des postes le matin par un chef d’atelier. L’erreur est humaine, les machines surveillent. Chaque voile possède une fiche d’identité grâce à une puce qui stocke les informations : nombre de sauts déjà réalisés, âge de la voile… Un parachute a une durée de vie de vingt et un ans, ou un maximum de 180 sauts.
Après ce qu’on appelle le « traitement initial » (démêlage des suspentes et nettoyage de la voile), le parachute passe dans la « tour d’aération ». L’ambiance devient alors monacale. Dans cette salle, la hauteur sous plafond est à la mesure des voiles pouvant mesurer plus de 10 mètres de long. Les parachutes, attachés à des crochets eux-mêmes reliés à un rail automatisé, circulent comme des fantômes géants dans une nef. La voile est pesée puis séchée grâce à un flux d’air chaud. Si, en fin de cycle, le système constate une différence de poids, c’est que la toile était mouillée, aussi repart-elle pour un cycle complet. C’est le règne des robots. L’effort humain est désormais concentré sur le pliage et la réparation.
Au rez-de-chaussée du bâtiment, des hommes mais surtout des femmes sont penchés sur leurs machines à coudre. Au sein de la 14e compagnie, on répare les parachutes. Au premier étage, la 15e les plie. Le personnel ici ne porte pas forcément de pantalon kaki ni de rangers. Plutôt des blouses de travail. Cette compagnie, composée à 70 % de femmes, est mixte, c’est-à-dire qu’elle emploie des personnels civils et militaires. Les femmes, qu’on appelait à l’époque de la guerre d’Algérie « les plieuses de parachutes », réparaient la journée et aidaient parfois au pliage le soir. Elles font preuve de plus d’engouement pour le métier. Devenues ouvrières d’Etat après avoir vu les entreprises textiles disparaître, elles ne regrettent pas leurs nouvelles conditions de travail. Finie la précarité, le salaire est plus élevé que dans le privé, les congés, plus nombreux, et leur compétence davantage reconnue.
Et elles l’affirment toutes, il y a une différence entre coudre une robe et réparer un parachute. Non pas tant dans le geste que dans la finalité : elles engagent leur responsabilité au moment de faire le diagnostic d’une voile endommagée. Est-elle réparable ? Certains trous sont acceptables, d’autres non. « Il faut que le travail arrive impeccable dans les unités. Il en va de la réputation du détachement. » On est très loin du discours aigri des ouvriers du privé et des suicides en série d’employés à bout de nerfs ! Le première classe Bride, une jeune femme qui a quitté la gendarmerie pour intégrer la 14e compagnie en 2009, témoigne, ravie : « Ici il y a de la cohésion, on est une famille soudée alors qu’en gendarmerie c’était chacun pour soi. » Certaines s’impliquent au point de sauter en parachute. Elles l’ont fait en tandem, c’est-à-dire arrimées à un professionnel. « J’avais la curiosité de voir que tout fonctionnait bien. Je n’ai pas eu trop peur car j’ai confiance dans le travail qu’on fait ici. » Sa collègue : « Une fois là-haut, on mesure combien la minutie de notre travail est importante. »
Pour cette raison, au premier étage, autour des tables de pliage, les chefs d’équipe surveillent la cadence. On doit plier 24 parachutes en six heures, soit un parachute par quart d’heure. Esprit de compétition oblige, il arrive que les plieurs accélèrent le rythme. Le brigadier-chef Couderc, qui répond au prénom d’Angélique, a des yeux pétillants et de longs cheveux. Cette plieuse, entrée dans l’armée il y a huit ans, aime se mesurer aux hommes. « Avoir la niaque, se dire qu’on va battre les mecs ! » A Montauban, le temps, ce n’est pas de l’argent mais de la sécurité. Alors, compétition ou pas, il est hors de question de faire en dix minutes ce qui doit être effectué en quinze. Un faux pli et c’est fini.
Cependant, sous voile, la vie des parachutistes français est loin de ne tenir qu’à un fil et ce n’est désormais plus avec le sang de nos soldats que s’écrit la réglementation. Car, sur 90 000 parachutes pliés chaque année, le nombre d’accidents atteint un chiffre record depuis la construction du centre. Il est en effet de… zéro.
Vu dans Paris-Match
Il est intéressant de constater que cet article est le complément écrit du reportage photo de Claude Millet sur le 11ème BSMAT
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