Espionnage : comment la France joue les Big Brother
Créé le 04-07-2013 à 18h12 - Mis à jour à 18h20
Par Vincent Lamigeon
Quelques jours après les révélations fracassantes d’Edward Snowden, les yeux se tournent désormais vers la France et son système "Frenchelon".
Mots-clés : Etats-Unis, Espionnage, DGSE, NSA
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La carte des stations d'écoutes françaises (c) DR
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La France aurait-elle aussi son système Prism ? Quelques jours après les révélations fracassantes d’Edward Snowden et la rafale de scoops dans le Guardian et le Spiegel sur les pays et institutions européens espionnés, les yeux se tournent désormais vers la France, après la réaction outrée de François Hollande demandant aux Etats-Unis que "cela cesse immédiatement". Le Monde évoque dans son édition daté du 5 juillet un "Big Brother français", assurant que "les services secrets (DGSE) espionnent communications, mails, SMS, fax, comptes Facebook, Twitter". Selon Le Monde, la DGSE "collecte des milliards de données, compressés et stockées, à Paris, sur trois niveaux, boulevard Mortier, dans les sous-sols du siège" du service de renseignement.
Qu’en est-il vraiment ? L’existence d’un réseau d’écoute français, parfois surnommé "Frenchelon" en référence au programme Echelon américain, avait déjà été évoquée à la fin des années 90, une carte étant même publiée par le blog Bug Brother en 2009. Bien sûr, on reste loin des moyens anglo-saxons : la NSA aurait un budget d’environ 10 milliards de dollars, soit environ 15% des 75 milliards de dollars attribués aux divers services de renseignement américains, selon la Federation of American Scientists (FAS), un think tank reconnu.
Le Doughnut britanniqueLe Royaume-Uni dispose aussi de moyens gigantesques, avec son énorme centre d’écoutes, le GCHQ (Government Communications Headquarters), surnommé le "Doughnut" en référence à sa forme circulaire. Cet organisme, installé à Cheltenham (Gloucestershire), emploie à lui seul 5.300 agents, soit plus que la DGSE toute entière (environ 5.000 agents). Les Anglo-Saxons peuvent aussi s’appuyer sur le traité dit UKUSA, signé en 1946, qui acte la collaboration des services américains, britanniques, canadiens, australiens, et néo-zélandais en matière d’interceptions de communications.
La France ne dispose pas de ce puissant réseau, même si elle est régulièrement en contact avec les services étrangers. Paris dispose en revanche d’un atout précieux : sa présence outre-mer, en Amérique du Nord (St-Pierre-et-Miquelon), en Amérique du Sud (Guyane), dans l’océan Indien (Mayotte, Réunion), dans le Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Tahiti). Les services français s’appuient sur ces confettis de territoire français pour compléter les sites d’écoute en métropole, dont les plus connus sont celui de Domme (Dordogne) et Saint-Laurent-de-la-Salanque (Pyrénées-Orientales). Impossible, par définition, de savoir leur nombre et la situation exacte de chacune d’entre elles. Mais en se basant sur des sources ouvertes, donc sujettes à caution, on peut avoir une idée du dispositif mondial, résumé sur cette Google Map
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Stations d'écoute françaises sur une carte plus grande
Il faut rajouter à ces bases d’écoute fixes d’autres moyens d’écoute de l’armée française : deux avions de transports C-160 Transall ont été transformés à la fin des années 80 en avions destinés au renseignement d'origine électromagnétique (ROEM). Ces deux C-160G "Gabriel", rénovés en 2009 et 2011 et basés à Evreux, permettent l'interception, l'analyse et le décodage des signaux captés. Côté Marine nationale, la France dispose du bâtiment Dupuy-de-Lôme, navire de plus de 100 mètres de long, tout blanc, équipés de deux impressionnants radômes et d’une énorme antenne d’écoute. Travaillant pour la Direction du renseignement militaire (DRM), il peut se poster à loisir dans les eaux internationales pour surveiller des zones spécifiques. Le site Mer et Marine indiquait en 2005 que "l’ensemble des données recueillies [sont] traitées et analysées en salles d’opérations par 78 spécialistes civils et militaires, issus de l’armée de terre, de la marine et de l’armée de l’air".
Un système de satellites françaisSur le segment spatial, la France n’est pas encore au niveau des Etats-Unis, mais elle y travaille. Les deux satellites Cerise et Clémentine avaient ouvert la voie aux satellites d’écoute militaire dans les années 90. Près de vingt ans plus tard, la France dispose d’une grappe de quatre satellites d’environ 150 kg, lancé fin 2011 par une fusée russe Soyouz. Ce système dit Elisa, c.nçu par Astrium et Thales Sytèmes Aéroportés, est actuellement en fonctionnement, jusqu’à la fin de son service prévue en 2015. Officiellement, il s’agit d’un démonstrateur technologique pour le futur système satellitaire CERES, prévu d’ici à 2020, qui pourra "localiser et identifier des signaux émis par les systèmes adverses notamment pour cartographier les centres de télécommunications et les radars dans les zones de crise", et "déterminer l’architecture des réseaux de communication adverses", selon la Direction générale de l’armement (DGA).
La France est loin d’être dépourvue en termes de capacités d’écoute, de renseignement d’origine électromagnétique (ROEM) en jargon de renseignement. Et Internet n’échappe pas à cette puissante capacité : l'ancien patron de la DGSE Erard Corbin de Mangoux évoquait déjà un système d’interception devant la commission de la défense de l'Assemblée nationale le 20 février : "A la suite des préconisations du Livre blanc de 2008, nous avons pu développer un important dispositif d'interception des flux internet", assurait-il sans fard.
Pour ce genre de mission, les câbles télécoms sous-marins qui relient les continents apparaissent comme une gigantesque mine d’informations potentielles, à condition bien sûr d’avoir l’outillage informatique (supercalculateurs) pour trier, analyser, et identifier les informations intéressantes. Le site Reflets.info évoque de longue date la possibilité d'interceptions ciblées sur le cœur de réseau des fournisseurs d'accès internet (FAI), voire sur les points d’ "atterrissement" des câbles télécoms sous-marins, c’est-à-dire là où ils rejoignent la terre ferme. Le site évoque notamment l'énorme liaison haut débit à fibre optique EIG (Europe India Gateway), dont Alcatel a c.nçu une bonne partie des 15.000 km, qui relie le Royaume-Uni à l'Inde en passant par l'Atlantique, la Méditerranée, la mer Rouge et l'océan Indien.
Surveillance su web en temps réelLa DGSE pratique-t-elle ce genre d'interceptions ? Aucune information officielle sur la question. Une chose est sûre : les données recueillies seraient précieuses. La liaison EIG dessert notamment la Libye, l’Egypte, l’Arabie Saoudite, les Emirats, et l’Inde. Le GCHQ britannique, lui, ne se gêne pas pour se servir : selon le Guardian, il a obtenu un accès aux câbles transatlantiques à fibres optiques par des "accords secrets" avec des entreprises privées.
La France dispose aussi d'une expertise forte dans le DPI, le Deep Packet Inspection, qui permet la surveillance à grande échelle d'Internet. Le système Eagle du français Amesys (groupe Bull), qui permet la surveillance du web en temps réel et le filtrage par type d'utilisateurs, avait ainsi été vendu à des Etats peu recommandables, comme la Libye de Kadhafi. Bull s'est finalement débarrassé de l'activité Eagle, revendue en novembre 2012... à un ancien dirigeant d'Amesys, selon le site Miroir Social. La société française Qosmos dispose aussi de briques technologiques essentielles dans le DPI, dont certaines auraient été utilisées en Syrie, ce que dément l'avocat de la société, selon lequel aucun logiciel opérationnel n'aurait été livré.
Reflets.info évoque aussi la possibilité d’un accès à distance que pourrait garder Paris sur les systèmes de surveillance d’Internet vendus à l’étranger. La France se priverait-elle, pour ses propres besoins en renseignement, de technologies qu'elle vend dans d’autres pays ?
source Challenges