Un autre regard sur la mondialisation et l'industrie
Président :Bernard Carayon
(Ancien député UMP du Tarn)
Vice-Président : Jean-Michel Boucheron
(Ancien député PS d'Ille et Vilaine)
Publications - Lettre Prometheus - Publications - Lettre Prometheus - Septembre 2013
La notion de guerre économique.
Par
Christian Harbulot, Directeur de l’Ecole de Guerre Economique (EGE).
Prometheus : Quand est apparue et qu’est-ce que la notion de guerre économique ?
CH : L’histoire de l’humanité est dominée par des rapports de force de nature économique identifiables dans les différentes étapes de sa progression : la lutte pour la survie, la colonisation et l’esclavage, la conquête territoriale et commerciale, la compétition économique, les affrontements géoéconomiques et concurrentiels. Mais il n’existe pas de culture écrite reconnue sur la guerre économique par le monde académique. Cette lacune s’explique par l’absence de légitimité du concept qui s’explique par la volonté de dissimulation de la finalité des affrontements de nature économique. Les expressions les plus visibles et irréfutables de la guerre économique comme les phases les plus conflictuelles de la colonisation ou les deux guerres de l’opium n’ont pas donné lieu à une amorce de grille de lecture. Il est devenu urgent de combler ce déficit de réflexion sur une réalité qui devient chaque jour plus démonstrative. Contrairement à d’autre pays comme les Etats-Unis, la Corée du Sud ou la Chine, l‘Europe est très démunie pour aborder cette problématique.
Longtemps considérée comme un concept exotique par le monde universitaire, la guerre économique est train de devenir une réalité incontestable des relations internationales. Les penseurs qui stigmatisent les rapports de force entre puissances (1) persistent dans une sorte de dénigrement sophiste de la puissance (qu’elle soit celle du fort ou celle du faible) en se réfugiant derrière des principes humanistes sans cesse remis en cause par la réalité très démonstrative des relations internationales. Aux actes de portée géopolitique (arme du gaz utilisée par la Russie pour renforcer son statut de puissance, remise en cause de la suprématie monétaire du dollar par l’Iran) se sont ajoutés des faits de nature géoéconomique (tensions diplomatiques sur la question des ressources entre la Chine et le Japon, politique protectionniste affichée par les Etats-Unis à l’encontre de la Chine dans le domaine de l’industrie solaire). Ces différents faits soulignent l’intérêt d’une grille de lecture des affrontements assimilés à la guerre économique.
Le début du XXIe siècle est marqué par une remise en cause de la vision positive du développement héritée des révolutions industrielles et de la pacification relative découlant de la mondialisation des échanges comme l’ont laissé entendre la plupart des économistes libéraux. Dans le même ordre d’idées, la Pax Americana officialisée par la disparition de l’URSS à l’origine du mythe de la fin de l’histoire (2) fait place à une multipolarisation des risques d’affrontement, en raison de la limitation progressive des ressources, des tensions croissantes sur la question de l’énergie, des crises structurelles du monde occidental provoquées par la désindustrialisation et de la volonté de conquête commerciale des nouveaux entrants. De facto, nous entamons une longue période de tensions en tout genre dont le suivi ne pourra pas se limiter à un discours lénifiant sur la recherche de croissance.
Etudier la guerre économique (3) implique de passer du non dit au dit, ce qui est un exercice difficile compte tenu de la volonté quasi universelle des belligérants de masquer la nature de leurs affrontements non militaires. Les travaux menés depuis seize ans sous ma direction au sein de l’Ecole de Guerre Economique de Paris nous ont permis de jeter les bases de cette grille de lecture indispensable pour décrypter la nature et l’évolution des affrontements économiques.Le monde s’est construit dans une cohabitation permanente entre le développement et l’affrontement. Le nomadisme contre la sédentarisation a été la source de conflits multiples et récurrents dans toute une partie du monde, notamment dans l’espace eurasiatique. L’esclavage de peuples comme source de main d’œuvre essentielle pour créer de la richesse a duré des milliers d’années et est un élément structurant de la constitution des empires jusqu’au XIXe siècle. L’importance de l’affrontement de nature économique est pourtant niée lorsque le monde chrétien en vient à s’interroger sur la notion de guerre juste. C’est le débat entre St. Thomas d’Aquin et St. Augustin relancé alors par la découverte des Amériques. Le processus d’évangélisation ne pouvait pas être confondu avec la recherche de richesse. Or les conquistadors attirés par l’appât du gain protégeaient les missionnaires. L’église espagnole préféra nier cette réalité. Au-delà de ce débat initial, il y a l’omerta sur le fait colonial, le déni du caractère guerrier de cette phase majeure d’expansion du monde occidental. Les puissances colonisatrices, y compris l’Empire ottoman, refusent d’assumer leur stratégie de conquête et le rapport de dépendance avec des peuples asservis à des fins économiques. Elles font la sourde oreille sur leurs exactions guerrières même lorsque les faits sont irréfutables : cf. les guerres de l’Opium pour asservir la Chine, ou le massacres des Amérindiens pour s’emparer des continents américains. Les puissances qui pratiquent aujourd’hui la guerre économique continuent à perpétuer cette règle du déni. Pas de traces visibles, pas d’archives, pas de témoignages. Les chercheurs en économie ou en sciences de gestion ont beau d’en conclure que la guerre économique est une vue de l’esprit. Il est vrai que les victimes ne parlent pas. D’ailleurs, auprès de quelle autorité ou institution internationale pourraient-elles se plaindre ?
Il existe donc un véritable angle mort dans l’approche académique des rapports de force économique. Il est tellement présent dans le traitement de l’affaire PRISM. Mais, cette règle du déni va être mis à mal par la société de l’information. L’affaire Snowden en est un bon exemple. Un des secrets les mieux gardés du monde du renseignement américain est révélé aux médias par une faille humaine et devient une affaire mondiale par le biais d’Internet.
La mondialisation des échanges multiplie les thématiques d’affrontement (restriction des ressources, agressivité des capitalismes nationaux et conquérants, contournement systématique des réglementations élaborées par le monde occidental pour réguler ses échanges). Sur toute cette question de la non-théorisation de la guerre économique, je vous renvoie à l’article (4) que j’ai rédigé pour un institut d’études stratégiques rattaché au Ministère de la Défense espagnol.
Prometheus : Quels sont les belligérants ou les acteurs de la guerre économique ?
CH : Les belligérants sont les puissances qui jusqu’à présent dominaient le monde et qui doivent désormais faire face à l’émergence de nouveaux prétendants à la conquête des marchés, au contrôle des axes de circulation des échanges et à l’accès aux ressources. Les retombées de ce renversement de situation sont multiples. Un pays, une entreprise, voire un individu, sont parfois obligés de se confronter à différents types d’adversaires (concurrents agressifs, déloyaux, prédateurs) afin de se donner les moyens de protéger son activité. Cette évidence est loin d’être comprise de la même manière dans les différentes formes d’économies de marché générées par la mondialisation des échanges. Les décideurs politiques, économiques et sociétaux ont des postures d’esprit très différentes d’un pays à l’autre. En France, la culture du monde de l’ingénieur privilégie l’innovation tandis que la Corée du Sud et la Chine pensent surtout en termes de compétition.
Prometheus : Quel est le théâtre de la guerre économique ?
CH : Il existe plusieurs théâtres d’opération. Et l’important est de savoir les définir et de les différencier. La distinction entre le monde matériel et immatériel est essentielle car de nombreux acteurs économiques français ont beaucoup de difficultés à prendre la mesure de l’impact de la société de l’information sur leur devenir commercial. Le monde matériel est celui de l’ancienne guerre économique qui prévaut encore dans de nombreux enjeux : maîtrise géopolitique des zones de ressources vitales, bataille sur la définition des normes internationales, course à l’innovation technologique, approche impérialiste de l’économie de la connaissance. Le monde immatériel est soumis à une logique de contrôle beaucoup plus forte que le monde matériel. Les Etats-Unis ont compris qu’il était essentiel d’avoir la maîtrise stratégique des tuyaux pour formater leur contenu et le trafic marchand qui en découle.
Prometheus : Quelles sont les armes de la guerre économique ?
CH : Avant de parler d’armes, il est bon d’évoquer les conditions de leur mise en œuvre. La première condition est la capacité de faire de la stratégie à moyen et long terme et de l’imposer aux élites du pays. La seconde condition est la capacité à concevoir une stratégie d’accroissement de puissance dans le domaine économique. Depuis le général de Gaulle et Georges Pompidou, le pouvoir politique a baissé les bras dans ce domaine. La troisième condition est le corpus nécessaire pour amener les gens à se battre pour l’économie de leur pays. Si ces trois conditions ne sont pas réunies, les armes (culture du renseignement, banalisation des pratiques d’intelligence économique, méthodes de guerre de l’information) seront employées de manière dispersée et seront donc globalement inefficaces. La concentration des forces et des moyens reste une des lois fondamentales de l’art de la guerre militaire comme économique. La pire des attitudes est de faire croire qu’on fait sans le dire alors qu’en réalité la vision stratégique est absente du processus de décision. La négation de la guerre économique est une erreur majeure dans la mesure où elle polarise l’attention des acteurs sur le développement et minorise la dimension de l’affrontement. Ce décalage est très pénalisant pour les entreprises pour qui le développement n’est possible que si elles sortent victorieuses des différents types d’affrontement (concurrentiels mais aussi éventuellement géoéconomiques et de plus en plus sociétaux) auxquels elles doivent faire face.
(1) Badie Bertrand, L’impuissance de la puissance, Paris, Fayard, 2004.
(2) Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
(3) Harbulot Christian, Comment travailler sur l’absence d’histoire, chronique du 7 novembre 2012, www.lesinfluences.fr.
(4) L’étude de la guerre économique et des problématiques associées, «L’intelligence compétitive dans un monde globalisé», publié par l’Institut Espagnol d’’Etudes Stratégiques, ISBN: 978-84-9781-842-1. NIPO: 083-13-121-3, Ceseden, Madrid, 2013.