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Guérilla et prise d'otages : comment l'armée forme les reporters de guerrePar Cyril Bonnet
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Publié le 02-03-2014 à 17h55Mis à jour à 18h12
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-À Collioure, l’armée française sensibilise les journalistes aux dangers des conflits armés. "Le Nouvel Obs" y a pris part. Reportage.(Cyril Bonnet/Le Nouvel Observateur)
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"Je vous ai dit go. Puis j’ai dû le répéter, deux fois. Pas bon. Quand un militaire vous dit go, il faut percuter immédiatement." La voix de l’instructeur domine le souffle du vent qui balaye Fort Béar. Devant lui : trois journalistes haletant, en stage au Centre national d’entraînement commando (Cnec) de Collioure, dans les Pyrénées-Orientales. Ils portent des caméras, des lunettes balistiques et des gilets pare-balles. L’heure est au débrief'. Le trio vient de boucler un parcours en milieu urbain dans une simulation de zone de guerre.
Sans détour ni fermeté excessive, l’instructeur – un membre des forces spéciales – revient sur les erreurs commises par les novices. Ici, ils n’ont pas emprunté le bon passage. Là, ils se sont mal organisés : c’est le garçon qui aurait dû faire la courte échelle à la fille, et non l’inverse. "Point positif, vous n’avez pas touché les murs dans le tunnel. Ils peuvent être piégés, comme dans les Balkans en 1996. En revanche, vous êtes restés trop longtemps en plein milieu, ce qui a rendu votre silhouette dangereusement visible."
Objectif de l’exercice : initier les journalistes au reportage de guerre en condition d’embed, c’est-à-dire à évoluer sous la direction d’un groupe de soldats qu’il ne faut pas lâcher d’une semelle. Pour rappeler l’importance vitale de la chose dans une zone de conflit, des ennemis postés dans les hauteurs du fort tirent à blanc et balancent des grenades assourdissantes, donnant lieu à des simulations d’engagements. Fantassins et stagiaires se protègent du vacarme des détonations avec des bouchons d’oreilles. Du coup, pour se faire entendre, tout le monde hurle.
Nuits de trois heures et sardines crues
"Tu as réussi à faire la traction, toi ?", s’enquiert un caméraman d’une grande chaîne de télévision auprès d’un confrère. L’itinéraire concocté par les militaires met les organismes des civils à rude épreuve.
On fait l’équilibriste au dessus d’une poutre suspendue, on escalade une cage d'ascenseur, on se réfugie derrière un véhicule blindé en mouvement... Pas le temps de souffler", résume le cadreur d’une trentaine d’années, plus habitué à faire le pied de grue en conférence de presse qu’à trimballer son barda sur les champs de bataille.
"Quand on est dans une situation de guerre, le stress occulte tout le reste. Le stage permet de se tester, de connaître ses limites", témoigne un participant. "Physiquement, c’est très dur", ajoute Issouf Sanogo, photographe pour l’AFP basé en Côte d’Ivoire.
L’armée française, il connaît. Il y a un an, il suivait les troupes engagées au Mali dans l’opération Serval. La célèbre photo [url=http://tempsreel.nouvelobs.com/photo Sensibiliser les journalistes aux dangers des zones de guerre : telle est la mission des instructeurs du Centre national commando de Collioure, dans les occasion des stages organise deux fois par an par la Dicod la communication de la Défense. Cette formation, longue une semaine, comporte notamment une simulation de guérilla urbaine. Le "Nouvel Obs" y a assistait. Diaporama. Ci-dessus, un instructeur briefe ses stagiaires avant de les lancer dans le grand bain. Gilets pare-balles, casques, lunettes balistiques : les journalistes rev%C3%AAtent des accessoires militaires pour se mettre en condition e le temps un reportage. Le pseudo champ de bataille se situe intrieur de Fort ar, dans le cadre idyllique de Port-Vendres, non loin du Centre national commando Cnec de Collioure. Pour les besoins de la simulation, les journalistes reporters images sont tenus de manipuler leurs cameras du matiel de r%C3%A9cup%C3%A9ration acquis par l%27arm%C3%A9e %E2%80%93 comme s%27ils devaient r%C3%A9aliser un sujet vid%C3%A9o. Les militaires, quant %C3%A0 eux, r%C3%A9pondent tout au long du parcours aux escarmouches ennemies. Au menu : grenades assourdissantes, lacrymog%C3%A8nes et tirs %C3%A0 blanc.Certains passages, comme les poutres, exigent une petite dose de bravoure. Mieux vaut ne pas %C3%AAtre sujet au vertige. Dans les tunnels, on apprend aux journalistes %C3%A0 ne pas marcher en plein milieu de la voie, sans quoi la silhouette fait une cible facile. Ne pas toucher les murs pour autant %21 "Ils peuvent %C3%AAtre pi%C3%A9g%C3%A9s, comme dans les Balkans en 1996", explique un instructeur. Les 25 stagiaires effectuent la simulation par groupes de 3. Deux passages sont pr%C3%A9vus : un le matin, pour une premi%C3%A8re approche, et un autre l%27apr%C3%A8s-midi, plus cors%C3%A9. Un v%C3%A9hicule blind%C3%A9 est mobilis%C3%A9 pour l%27exercice. Les stagiaires avancent dans son sillage en se mettant %C3%A0 couvert. Les tirs %C3%A0 blanc donnent lieu %C3%A0 de sacr%C3%A9es d%C3%A9tonations. Bouchons d%27oreilles de rigueur. Encore plus puissantes : les grenades assourdissantes. Ouvrir la bouche avant qu%27elles n%27%C3%A9clatent, afin de pr%C3%A9venir toute explosion pulmonaire. Une douzaine de militaires participent %C3%A0 la simulation, alternativement du c%C3%B4t%C3%A9 de l%27arm%C3%A9e et des attaquants. Cr%C3%A9%C3%A9e il y a 20 ans, la formation de la Dicod et du Centre national d%27entra%C3%AEnement commando a attir%C3%A9 plus de 500 journalistes. Rien n%27est %C3%A9pargn%C3%A9 aux civils : de l%27escalade de conduits d%C3%A9saffect%C3%A9s... ... au petit brasier d%C3%A9clench%C3%A9 par un technicien au moment opportun, pour le spectacle. Pas de sourcils br%C3%BBl%C3%A9s %C3%A0 noter toutefois. Certains moments r%C3%A9servent des mont%C3%A9es d%27adr%C3%A9naline. "Le stage permet de se tester, de conna%C3%AEtre ses limites", raconte un participant. En guise de bouquet final, les stagiaires h%C3%A9ritent d%27un soldat simulant une blessure %C3%A0 la jambe. Les journalistes doivent le tra%C3%AEner sur plusieurs m%C3%A8tres avant de lui administrer les premiers soins. Un h%C3%A9licopt%C3%A8re se pose dans Fort B%C3%A9ar au cours de l%27exercice. Au soulagement de certains stagiaires, l%27h%C3%A9litreuillage n%27est pas encore au programme de la formation. Cette derni%C3%A8re est presque int%C3%A9gralement pay%C3%A9e par la Dicod, exception du transport et des repas. Les repas, parlons-en ils ont parfois accès au "mess" cantine, les stagiaires d couvrent aussi des repas plus rustiques, comme les rations de combats. Sans oublier une grande spécialité militaire, la sardine crue. Un hélicoptère se pose dans Fort Bar au cours de l'exercice. Au soulagement de certains stagiaires, l'hélitreuillage n'est pas encore au programme de la formation. Cette dernière est presque intégralement payée par la Dicod, exception du transport et des repas. Les repas, parlons-en ils ont parfois accès au "mess" cantine, les stagiaires découvrent aussi des repas plus rustiques, comme les rations de combats. Sans oublier une grande spécialite militaire, la sardine crue. Outre la simulation de zone de guerre, les stagiaires ont l%27occasion au cours de la semaine de suivre diverses formations, comme ici sur les engins explosifs. Que faire lorsqu'on se trouve au milieu d'un champ de mines ? C'est une des questions abordes au Cnec de Collioure. Ci-dessus, un autre exercice spectaculaire mettant en scène une embuscade pendant un trajet routier. Le climax du s%C3%A9jour du stage de Collioure reste cependant la simulation de prise d'otages. Mais pour celle-ci, les photos ne sont pas autorisées...]du soldat à la tête de mort, c’est lui ! Mais dans le froid des Pyrénées-Orientales, après une nuit de trois heures et le repas frugal de la veille – des sardines crues ingurgitées en mode commando –, le talentueux photoreporter en bave comme les autres.
C’est que le Cnec réserve à ses stagiaires un accueil spartiate. Quand ils ne dorment pas à la belle étoile, les journalistes logent à Fort Miradou dans un baraquement sans chauffage. Pour lutter contre la température réfrigérante, ils s’en remettent à leur "go bag", sac à dos personnel devant être prêt en toutes circonstances. Fournitures requises : vêtements chauds, sac de couchage, trousse à pharmacie, lampe frontale... Et puis la carte vitale, au cas où.
Les risques du métier
"Les stagiaires ne savent jamais ce qu’ils feront une heure plus tard", explique l’adjudant André Pisani, en charge de cette formation organisée et financée depuis une vingtaine d’années par la Délégation à l’information et à la communication (Dicod). Entre mer et montagne, le centre d’aguerrissement habituellement réservé aux militaires accueille 25 journalistes civils pour une semaine, à raison de deux ou trois fois par an. Ils travaillent pour TF1, BFMTV ou encore l’AFP, ils évoluent déjà dans des "pays chauds" ou seront prochainement amenés à le faire : tous ont été proposés par leurs rédactions pour être mieux armés face aux risques du métier.
Les "risques du métier" : un euphémisme pour désigner les tirs de snipers, les bombardements et les exécutions qui ont tué 71 journalistes en 2013,d’après le bilan annuel de Reporters sans frontières. En France, la profession a payé l’an dernier un lourd tribut, quatre journalistes ayant péri en remplissant leur mission d’information : Yves Debay et Olivier Voisin, tombés sur le sol syrien, et Ghislaine Dupont et Claude Verlon, abattus au Mali.
Un bilan tragique auquel s’ajoute les quatre journalistes actuellement détenus en Syrie.
Les journalistes deviennent des objectifs stratégiques, que ce soit pour le régime ou pour les groupes armés qui veulent contrôler l’information dans leur zone. Les journalistes servent aussi de monnaie d’échange", dénonce RSF.
Simulation de prise d’otages, grandeur nature
Diminuer la vulnérabilité des journalistes face aux enlèvements, c’est l’un des grands objectifs de la sensibilisation dispensée par la Dicod et le Centre national d’entraînement commando. Sont d’abord rappelées aux stagiaires les précautions à prendre en terrain hostile : étudier la topographie, ne pas accorder toute sa confiance à son “fixeur”, être constamment en mesure de prouver son identité. C’est parce qu'il avait perdu son passeport que le journaliste français Yvan Cerieix a été détenu en Irak, en 2004. Il y a vécu un simulacre d'exécution.
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"Ces règles ne constituent pas une assurance-vie. Le risque zéro n'existe pas", précise le capitaine Marc Dejean, officier de presse à la Dicod. Aussi la formation dispensée au Cnec envisage-t-elle le pire : la capture par des preneurs d’otages, et les moyens à mettre en œuvre pour tenir le coup psychologiquement. "Il faut d’abord chercher les 'petites victoires' que représentent les améliorations notables de son quotidien", raconte le capitaine Dejean. "Obtenir d’être allongé dans un endroit plus confortable, avoir accès la lumière du jour, ou encore bénéficier d’un repas meilleur que d’habitude."
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Après la théorie vient l’heure de la mise en pratique, à savoir une simulation de prise d'otages grandeur nature. Bien entendu, l'événement n'est pas annoncé à l'avance aux stagiaires. Et, bien entendu, le Cnec met le paquet sur la mise en scène. Quelques secondes suffisent pour que les journalistes se retrouvent aux mains d’un commando de kidnappeurs, yeux bandés et mains liés, embarqués sans ménagement dans une camionnette en partance pour l’inconnu.
La suite ? Elle n'est pas très agréable. "Le but est de créer une désorientation spatiale et temporelle", décrit le capitaine Marc Dejean, qui tient à garder le mystère sur le point d’orgue du stage. Certains participants ressortent ébranlés du jeu de rôle, exigeant physiquement et psychologiquement.
Tant que tu l’as pas vécue, tu ne peux pas mesurer ce que représente la privation de liberté ou l’inconfort d’une détention", glisse un rédacteur vanné lors du buffet qui réunit, au bout de la nuit, les otages et les militaires de Collioure s’étant mis pour un soir dans la peau des "bad guys".
(Un instructeur briefe les stagiaires avant la simulation de guérilla)"Allez-y, mais ne vous mettez pas dans le champ de tirs"
Cette semaine là, le programme se déroule sous les yeux d’un visiteur de marque : le général Bernard Barrera, ex-commandant des opérations terrestres lors de l’opération Serval au Mali. C’est dans le cadre de ses nouvelles fonctions de directeur adjoint de la Dicod que le général Barrera observe la formation délivrée à Collioure. “Nous venons de dépasser le seuil symbolique des 500 journalistes. C’est un peu au-dessus des Thermopyles", plaisante-t-il, dans une référence à l’antique bataille marquée par le sacrifice de 300 combattants de Sparte.
De Bamako à Tombouctou, le général a supervisé directement l’intégration des journalistes aux troupes françaises projetées au Mali. “Pendant l’opération Serval, nous étions en situation de limite logistique. Mais dès qu’il y avait de la place dans un blindé ou un hélicoptère, on ‘embeddait’ quelqu’un”, affirme Bernard Barrera.
Les journalistes ont pour mission d’informer les concitoyens, leur présence sur le terrain et leur liberté de mouvement est donc indispensable. Mon discours, c’est : allez-y... Mais ne vous mettez pas dans le champ de tir !"
Quid des reportages "à risques" ? "Nous ne sommes pas en dictature. Ce n’est pas notre mission de contrôler les déplacements des personnes", souligne le directeur adjoint de la Dicod. Avant de reconnaître qu’il est intervenu au Mali pour empêcher deux jeunes journalistes d’effectuer seules un trajet jugé dangereux entre Gao et Bourem, en pleine zone terroriste. "Ce sont d’autres journalistes qui nous ont alerté", justifie-t-il. "J’ai envoyé une colonne blindée pour intercepter les jeunes femmes. Ce trajet, je ne le sentais pas. C’est une décision de chef."
L’armée française a-t-elle pour vocation de jouer un rôle protecteur vis-à-vis des journalistes ? S’il souligne que la Dicod fournit des gilets pare-balles à Reporters sans frontière, le général Barrera ne répond pas par l’affirmative. "Les journalistes font leur boulot, et on fait le nôtre". En bonne intelligence.
De la zone de guerre au bureau
Olivier, un participant du stage qui s’est investi dans le comité de soutien d’Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, voit "un rapport de fascination-répulsion" dans les relations qu’entretiennent l’armée française et la presse. "Les métiers sont différents. Mais il existe des points communs dans l’engagement."
Comme la plupart de ses collègues, le journaliste dit retenir de cette pension complète à Fort Miradou des connaissances susceptibles de l’aider lors de futurs reportages en zone de guerre, mais aussi au quotidien, lors de reportages dans "des quartiers difficiles". Richard, un jeune rédacteur qui n’a pas encore eu l’occasion de fréquenter les champs de bataille, envisage, quant à lui, de mettre à profit ses nouvelles compétences de sophrologie dans son travail de desk. "La prochaine fois qu’il y a un breaking news, je saurai me détendre", dit-il avec un sourire.
En dépit de l’intensité de cette semaine de stage, tous restent conscients du fossé qui sépare l’exercice de la réalité. "Comme un sportif à l’entraînement, on peut améliorer notre résistance psychique et physiologique", résume un participant. "Mais les zones de guerre et les prises d’otages, c’est comme l'avion : tu as beau t’entraîner sur un simulateur, ce ne sont pas des heures de vol."