Quelques clés pour comprendre la décomposition du Proche-Orient
Posted On 27 juin 2014 By : Guy Millière http://www.dreuz.info/2014/06/quelques-cles-pour-comprendre-la-decomposition-du-proche-orient-2/?utm_source=feedburner&utm_medium=email&utm_campaign=Feed%3A+drzz%2FPxvu+%28Dreuz%29
J’ai publié ici un article qui a, semble-t-il, suscité des interrogations. J’y remets en cause diverses données qui dominent les analyses de la région. J’entends ici insister sur certains points, car ils me semblent d’une extrême importance.
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Le Proche-Orient musulman est une zone du monde en pleine décomposition. Raisonner en parlant de pays ne fait plus nécessairement sens. Les frontières issues des accords Sykes Picot, tracées il y a un siècle, sont en train d’exploser.
La Syrie ne sera très vraisemblablement plus jamais la Syrie et a explosé en trois entités aux frontières encore non définies, et qui ne sont pas stabilisées : un pays alaouite, un pays kurde, et un pays sunnite.
L’Irak a lui-même explosé en trois entités : un pays kurde, un pays chiite et un pays sunnite. Le pays sunnite d’Irak et de Syrie ne font qu’un et sont le territoire de l’EIIL. D’autres explosions sont possibles : l’EIIL entend créer un califat sunnite djihadiste.
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Dans le cadre de cette décomposition, divers types de régime et de forces existent.
• L’Arabie Saoudite, la Jordanie, les émirats du Golfe, sauf le Qatar, sont des régimes de statu quo : ils cherchent à survivre de façon aussi stable que possible, et pas contribuer à une révolution islamique mondiale. L’Arabie Saoudite est aux mains d’une monarchie féodale fondamentaliste qui finance la dissémination du fondamentalisme à l’échelle mondiale. Elle peut financer des groupes islamistes sunnites. Elle ne finance pas de djihadistes anti-occidentaux. Al Qaida est issu de l’Ikhwan, vaincue par Ibn Saud après l’avoir aidé à arriver au pouvoir : ses racines sont saoudiennes, des Saoudiens la soutiennent, pas directement l’Arabie Saoudite. Les émirats du Golfe sont sur la même position que l’Arabie Saoudite. La Jordanie est aux mains d’une dynastie venue d’Arabie, minoritaire dans le pays, qui s’appuie sur les Bédouins et exclut du pouvoir la population arabe palestinienne, très majoritaire dans le pays : elle maintient en lisière les djihadistes. L’Egypte de Sissi est résolument hostile à toute forme de djihadisme. La Syrie du clan Assad pouvait être classée dans les régimes de statu quo : tout en étant l’alliée de l’Iran et en finançant le terrorisme anti-israélien, elle ne finançait pas le djihadisme anti-occidental.
• A côté des régimes de statu quo existent des régimes de déstabilisation à visées révolutionnaires islamiques. Le Qatar est petit, mais est l’un de ces régimes : il finance al Qaida et a été la base arrière des Frères musulmans pendant des années. L’Iran est essentiellement un régime révolutionnaire au service d’une idée de révolution islamique mondiale : c’est le principal financier et fournisseur de toutes les organisations djihadistes, chiites ou sunnites. La Turquie d’Erdogan tente de devenir un régime révolutionnaire islamique, au service d’un projet de califat néo-ottoman. Les forces révolutionnaires islamiques dans la région et ailleurs sont multiples. Al Qaida et ses filiales en est une. Les Frères musulmans en sont une autre. Le Hezbollah en est une aussi. Le Hamas est une branche des Frères musulmans. L’EIIL est une dissidence d’al Qaida qui entend supplanter al Qaida : Abu Bakr al Baghdadi est un rival d’Ayman al Zawahiri.
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Ce qui est difficilement compris est la stratégie des régimes révolutionnaires islamiques, et, en particulier, la stratégie de l’Iran.
Pour comprendre, il importe de voir que le conflit entre sunnite et chiite est un conflit secondaire par rapport à l’opposition entre régimes de statu quo et régimes à visées révolutionnaires.
L’Arabie Saoudite est un régime de statu quo : elle a pu s’accommoder d’un régime chiite de statu quo en Iran, au temps du shah. Elle ne peut s’accommoder d’un régime révolutionnaire, car elle se sait menacée par les régimes révolutionnaires : l’Iran en tant que régime révolutionnaire est son ennemi principal présentement. Elle a financé et armé des groupes islamistes sunnites contre le régime Assad depuis 2011, aux fins d’éviter une continuité chiite de Téhéran à Beyrouth. Elle a, dans ce cadre, financé et armé l’EIIL. Elle a entériné le soutien de la Turquie d’Erdogan à l’EIIL. Elle continue à soutenir l’EIIL en tentant de l’influencer.
Le Qatar fait de même, en pensant servir une révolution islamique sunnite et un possible califat sunnite.
L’Iran (et c’est ce qui n’est pas compris), en tant que régime révolutionnaire, poursuit plusieurs objectifs : assurer son hégémonie régionale, éliminer les régimes de statu quo, éliminer l’Occident, et, bien sûr, éliminer Israël. Le principal obstacle à l’hégémonie régionale de l’Iran était les Etats Unis : ils se sont auto-éliminés de la région grâce à Obama. Il restait à obtenir la levée de sanctions et l’accès à l’arme atomique. La levée des sanctions est chose faite. L’accès à l’arme atomique est quasiment chose faite. Obtenir un engagement des Etats Unis du côté chiite et iranien, en obtenant en échange des concessions des Etats Unis en matière nucléaire, fait partie de la stratégie iranienne actuelle. Le deuxième obstacle à l’hégémonie régionale de l’Iran est constituée par les régimes de statu quo. L’Iran pensait avoir l’Egypte dans son escarcelle au temps de Morsi : Morsi est en prison, et Sissi est au pouvoir. L’Iran doit soumettre l’Arabie Saoudite, et c’est essentiel pour l’Iran. Toute attaque directe contre l’Arabie Saoudite entrainerait nécessairement une réaction américaine, même si Obama est du côté de l’Iran. Une menace contre l’Arabie Saoudite venant de forces sunnites déstabilisatrices serait bien plus intéressante. Une alliance Etats Unis Iran contre l’EIIL sunnite, et soutenu par l’Arabie Saoudite serait très intéressante. C’est ce qui prend forme.
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Reste à expliquer pourquoi l’Iran soutient l’EIIL, soutenu aussi, donc, par l’Arabie Saoudite (pour des raisons différentes), par la Turquie (pour des raisons encore différentes) et par le Qatar.
L’Iran a soutenu l’EIIL en Syrie en tant que force d’élimination des factions sunnites modérées, dès lors qu’il est apparu que le régime Assad avait perdu la Syrie sunnite : le choix a été celui du djihadisme sunnite, préféré à des factions sunnites modérées. L’Iran a aussi vu en l’EIIL une force à même de déstabiliser les régimes sunnites de statu quo. L’Iran a entériné l’action de l’EIIL en Irak aux fins de pousser les Etats Unis à intervenir et à se rapprocher de l’Iran, en acceptant les conditions irakiennes, aux fins de voir se renforcer une entité djihadiste sunnite à même de déstabiliser les régimes sunnites de statu quo, et aux fins de renforcer sa mainmise sur le pays chiite au Sud de l’Irak.
Nouri Al Maliki est un agent de l’Iran, et il a affaibli l’armée irakienne, déjà affaiblie par le départ des Américains.
L’Iran n’ignorait pas l’offensive de l’EIIL qui se préparait
Les forces de l’EIIL peuvent aller trop loin : l’Iran saura leur fixer des limites. L’EIIL ne peut se permettre d’attaquer l’Iran. Les forces de l’EIIL utilisent d’anciens soldats sunnites de Saddam : elle écarte toute possibilité de soulèvement sunnite non djihadiste et incorpore les sunnites non djihadistes au service du djihadisme.
Ce qui suivra sera un pays chiite (le Sud du pays), au service de la révolution islamique iranienne, un pays sunnite allant d’Alep aux portes de Bagdad, un pays kurde.
Le pays sunnite aux mains de l’EIIL pourra menacer la Jordanie, l’Arabie Saoudite, Israël, sans que l’Iran soit directement incriminé. Au contraire, l’Iran pourra paraître être du côté des Occidentaux, face au djihadisme sunnite.
La Turquie compte aussi, bien sûr, utiliser l’EIIL pour ses propres fins. Si le monde occidental et Israël étaient absents de l’équation, islamistes sunnites et chiites s’étriperaient, cela va de soi, mais le monde occidental et Israël ne sont pas absents de l’équation. Les régimes sunnites de statu quo ne sont pas non plus absents de l’équation.
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Cela représente-t-il un danger pour le monde occidental ? Oui, à l’évidence. J’ai dit que trois mille détenteurs de passeports occidentaux sont en formation au sein de l’EIIL. J’ai dit que ce qui reste des armes de destruction massive de Saddam Hussein est aux mains de l’EIIL. Cela n’inquiète personne ? Non : les rapprochements Iran Obama vont bon train. Les pays européens veulent se rapprocher très vite, eux aussi. Le pire régime islamiste de la planète se fera vendre par les Occidentaux la corde qui servira à pendre les Occidentaux.
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Cela représente-t-il un danger pour Israël ? Oui, là encore. Un Iran doté de l’arme atomique et allié de l’Occident se profile. Un état sunnite djihadiste plus ou moins téléguidé par l’Iran se profile aussi, porteur de volontés claires de s’en prendre à Israël et aux régimes sunnites de statu quo avec lesquels Israël est dans une paix froide.
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Obama est-il un Président révolutionnaire ? Oui, incontestablement. Il avait promis un changement auquel on pouvait croire. Le changement est là, et bien là. Des Européens lui ont donné le prix Nobel de la paix. Il l’a bien mérité.
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Les commentateurs occidentaux comprennent-ils la situation ? Dans l’ensemble, absolument pas. Il leur faudrait relire d’urgence Carl von Clausewitz, Sun Tzu, Lénine, et revoir les règles du billard à trois bandes. Les commentateurs les plus lucides sont américains. Je conseille en particulier la lecture d’Andrew McCarthy et de Michael Ledeen.
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