Histoire
Contre les djihadistes, quand la France inventait les méharistes
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Jean-Michel Demetz
/ Dimanche 11 mars 2018 à 11:04 5
Méharistes à l'entraînement dans les sables du Sahel. « Il s'agit, dit un rapport du ministre des Colonies de 1918, de npurger le Sahara des écumeurs et de dégager le centre africain des théocraties musulmanes hostiles à la civilisation. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO
Histoire. Il y a plus d’un siècle, les Français combattaient déjà les djihadistes au Sahel. Face à un mouvement islamique conquérant, la puissance coloniale cherchait tous les moyens de gagner les coeurs et les âmes.
C’est l’heure du répit, celle où la fraîcheur de la nuit vient calmer les brûlures du jour. Sur le plateau rocailleux du Tagant, au centre de l’actuelle République islamique de Mauritanie, dans le fortin de Tidjikja, ce soir du 12 mai 1905, rien ne laisse prévoir un drame. Le civil européen qui vient de sortir de la maison savoure la brise nocturne. Il n’a pas remarqué les ombres qui se dirigent vers lui. Ce sont des moudjahidine, infiltrés dans l’enceinte où ils se sont mêlés aux livreurs de lait venus de la palmeraie voisine. Eux ont repéré leur cible, ils bondissent, dague à la main, sur l’homme qu’ils achèvent de balles tirées à bout portant aux cris de
« Allahu akbar ».
« aller jusqu’aux racines du mal »
Cet assassinat a été assigné au commando par un cheikh spirituel, Mohamed Mahmoud Ould el-Ghazouani, chef de la confrérie des Ghoudf. Car l’homme qu’ils ont tué était en train de gagner à la France, un par un, les émirs des tribus du désert. Celui-ci, Xavier Coppolani, administrateur colonial issu d’une famille corse établie en Algérie, avait reçu pour mission d’étendre l’Afrique-Occidentale française (AOF), créée par décret le 16 juin 1895, en permettant d’effectuer la jonction entre l’Algérie, où les Français ont débarqué en 1830, et le Sénégal, qui est français depuis le XVIIe siècle.
La mort de Coppolani renforce le camp de l’insurrection. Dans les mois qui suivent, le gouverneur général Roume, basé à Dakar, reçoit de nombreux rapports alarmistes sur le regain de l’activisme islamique. Il réagit en transmettant une circulaire aux administrateurs locaux :
« Il est nécessaire d’aller jusqu’aux racines du mal. Aussitôt que la présence d’un marabout collectant les aumônes sans autorisation vous est communiquée, vous devrez immédiatement le mettre sous surveillance et obtenir des informations complètes sur son cas […]
, si possible avec une photographie. » Une terre d'islamisation récente
Convaincu que le prosélytisme musulman représente
« une menace constante pour la tranquillité de notre domination en Afrique », Roume donne instruction à l’administrateur Robert Arnaud d’enquêter sur l’état de l’islam dans cette partie du continent et de rédiger un manuel permettant aux fonctionnaires coloniaux de traiter avec les fidèles du Prophète. Car le Sahara central, islamisé durant la seconde moitié du XIXe siècle, est la terre de mission d’une confrérie inspirée par le wahhabisme, la Senoussia, dont le nom provient d’un Algérien, Mohamed ben Ali el-Senoussi, transformé par son pèlerinage à La Mecque où il a découvert cet islam saoudien “régénéré”, exigeant et conquérant. La Senoussia recrute au sein des tribus touboues de l’actuel Tchad et des nomades touareg du Sahel. Son pouvoir n’est pas seulement spirituel : la confrérie organise le territoire en le plaçant sous l’autorité de
moqaddem, des chefs religieux, habilités à percevoir redevances et droits au passage des caravanes.
Surtout, elle va inspirer la lutte contre l’expansionnisme français au Tchad, au Niger, jusque dans les années 1920.
« C’est donc bien à ce qui ressemble fort à un État islamique avant la lettre que se heurte l’armée française à compter des années 1870 », relève Emmanuel Garnier, directeur de recherche au CNRS et auteur d’une belle étude sur la France au Sahel de 1860 à 1960, un passionnant récit de la lente conquête de l’Afrique occidentale.
Une capacité de mobilisation importante face aux forces françaises
De fait, bien plus tôt encore, les troupes françaises ont été confrontées à la formidable capacité de mobilisation que permet l’invocation de la guerre sainte. Sous le second Empire, dans les années 1850, déjà, le colonel Faidherbe faisait face au djihad mené par l’empire toucouleur au nord du fleuve Niger.
« L’influence de l’islam a presque toujours été un puissant levier utilisé contre nous ; c’est un courant inépuisable pour les marabouts qui exploitent la crédulité naturelle des bons Noirs comme les instincts des Touareg, si fiers de leur indépendance et si ardents dans la guerre et le pillage », note dans son rapport annuel en 1898 le général de Trentinian, gouverneur du “Soudan français” (l’actuel Mali, où sont déployés nos soldats de l’opération Barkhane).
« Les grandes révoltes maures et touarègues des années 1920 et 1930 s’accompagnent assez systématiquement d’un appel à rejeter les kouffars (mécréants) au nom de l’islam », insiste Emmanuel Garnier. De même, les razzias, ces incursions de bandes de pilleurs armés à partir de leurs retranchements dans des massifs tardivement pacifiés par l’armée française et qui se prolongent jusque dans les années 1930, ne peuvent être lancées qu’après l’accord de l’imam. Et les opérations conduites contre les biens des marabouts jugés coupables de collaborer avec la puissance coloniale supposent une fatwa, un mandement religieux, préalable.
Séparer le “fanatique” du “croyant raisonnable”
Face à cet islam, les officiers et les administrateurs français ont vite compris qu’ils ne pourraient se faire accepter sur ces immenses étendues qu’en gagnant des appuis au sein des populations civiles et de leurs chefs. Dès lors, à côté des opérations des méharistes accompagnés de tirailleurs sénégalais et de goumiers maures, séparer le “fanatique” du “croyant raisonnable” va devenir le principe cardinal de la politique française.
Dans son
Précis de politique musulmane, daté de 1906, l’administrateur Robert Arnaud préconise,
« tant qu’elles continuent à exercer une véritable influence politique », d’
« utiliser les confréries » et de
« tenter de les réduire à de simples associations locales » : leurs chefs devraient ainsi recevoir des distinctions honorifiques. À l’inverse, celles qui manifestent la plus vive intolérance doivent être pourchassées. Arnaud est tout sauf un naïf. Dans ses textes de 1912, il plaide pour que la France s’assure que
« l’islam ne soit jamais autre chose qu’une croyance religieuse » et se veut intraitable à l’égard des tentatives de la religion d’empiéter sur le terrain politique.
L’épreuve de la Première Guerre mondiale
D’autres administrateurs sont encore plus circonspects. Dans une circulaire d’août 1911, le gouverneur Clozel s’inquiète ainsi de voir poindre à la faveur de la disparition de la société animiste
« une nationalité musulmane qui transcendera toutes les différences ethniques » ; il ordonne donc de reconnaître
« la justesse, la logique et la respectabilité des traditions [fétichistes]
» des non-musulmans. Le gouverneur Ponty choisit de freiner l’usage de l’arabe et d’encourager au contraire l’apprentissage du français au sein des tribus.
L’épreuve de la Première Guerre mondiale consacre le bien-fondé de cette politique visant à isoler les plus radicaux. Alors que le sultan de l’Empire ottoman, allié de l’Allemagne, appelle à la guerre sainte contre les Français et les Britanniques, la loyauté des populations musulmanes d’Afrique occidentale est très remarquable, à quelques exceptions près.
Dès le début du conflit, un des principaux dignitaires religieux du Trarza (Mauritanie occidentale), le cheikh Sidya, lance un appel aux fidèles ainsi rédigé :
« À travers la pénétration de la puissance française dans les pays des Toucouleurs, des Maures et des Noirs, Dieu, le généreux, le compatissant, le savant et le sage, a révélé des avantages incalculables qui étaient auparavant inconnus. L’abandon des instruments de guerre, l’abolition d’actes d’oppression hérités de nos ancêtres, la répression du pillage et des sentences de mort… La France a également développé la justice et la sécurité dans le pays pour tous ses sujets qu’ils soient nomades ou sédentaires… Demandons à Dieu de consolider son pouvoir contre tout ennemi. » Comme quoi, Xavier Coppolani avait eu bien raison et c’est pourquoi il fut assassiné.
L’Empire des sables, la France au Sahel 1860-1960, d’Emmanuel Garnier, 400 pages, Perrin, 23 €.