[L’été BV] [Livre]
17 écrivains découvrent servitudes et grandeur militairesÀ lire et relire
Gabrielle Cluzel 10 août 2023 Armées Livres Fayard Les écrivains sous les drapeaux Vendredi lecture
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L'été : l'occasion pour beaucoup de se plonger enfin dans ce livre dévoré des yeux toute l'année sans pour autant avoir eu le temps de s'y plonger. À cette occasion, BV vous propose une sélection de ses meilleures recensions. Aujourd'hui, Les Écrivains sous les drapeaux, nouveau volume de la collection « Promenades singulières » (Fayard).Après
Trois jours et trois nuits : le grand voyage des écrivains à l’abbaye de Lagrasse, cette fois, à l’occasion des 400 ans des troupes de marine, dix-sept écrivains ont été envoyés durant cinq jours dans un régiment de cette arme mythique, plus couramment nommée -
horresco referens - « la Coloniale ».
Pourquoi qualifier cette balade de « singulière » ? On les croirait envoyés sur la Lune ou en Patagonie. Du temps du service, l’armée était pourtant familière, puisque c'était le passage obligé de toute une classe d’âge. Mais si l’on va par là, dans un pays ataviquement catholique, une abbaye n’est pas non plus, en principe, une terre complètement étrangère.
On apprend au détour des pages que c'est Charles de Foucauld, saint-cyrien et saint tout court fêté ces jours-ci, qui a légué aux troupes de marine son cri de ralliement :
« Et au nom de Dieu, vive la coloniale ! » On tient les deux bouts de la corde. Le moine et le soldat partagent le sens du sacrifice, l’habit - holiste par essence, un uniforme porté par un seul n’en est plus un -, un bien commun qui les dépasse et dont ils peuvent douter parfois, c’est le propre de la foi. Une liturgie, aussi, dans laquelle l’humilité des officiants contraste avec le faste du rite.
« Le verbe donner y a encore un sens », écrit dans sa préface Nicolas Diat. Et tout cela est devenu, de fait, « singulier ».
Soyons francs : aujourd’hui, le moine et le soldat nous font l’effet de vestiges d’une Atlantide engloutie. On ne sait plus de quel bois celle-ci était faite. On sent confusément que ces institutions, comme des serviteurs fidèles qui planquent l’argenterie quand la maison s'effondre, ont gardé un mode d’emploi oublié, celui qui sert à faire des hommes fiers et droits.
« Nous recevons des pierres brutes et il en sort des pierres précieuses », lâche, lapidaire dans tous les sens du terme, un lieutenant du régiment de marche du Tchad à Étienne de Montety, du
Figaro, l'un des auteurs.
Quelle est la recette ? Pas le choix, il faut mettre sa lampe frontale et plonger pour regarder de plus près. Il y avait autrefois des officiers un peu moines soldats - Psichari, de Gaulle - qui savaient écrire. Mais le sabre et le goupillon ont été si brocardés, caricaturés, qu’il faut le regard distancié d’écrivains-explorateurs, comme dans une réserve zoologique, pour en retracer les contours avec crédibilité.
Cette aventure littéraire est aussi « singulière » au sens de solitaire : nos écrivains se sentent bien seuls face aux acronymes obscurs, horaires baroques, exercices improbables… Certains, officiers de réserve, connaissent la boutique, d’autres surjouent la candeur du néophyte germanopratin. Quant on travaille comme Adélaïde de Clermont-Tonnerre à
Point de vue, où la bimbeloterie d’apparat des familles royales est omniprésente, peut-on
réellement confondre une fourragère avec une embrase à rideaux ? Quant à Beigbeder, il ressemble à un héros houellebecquien égaré dans un camp scout. Qu’importent les effets de style, le résultat est là, décapant. Les régiments sont très différents, tant par leur localisation que leur vocation : Patrice Franceschi - fils du général bien connu des lecteurs de
BV - est à Bayonne, au 1
er RPIMA, régiment d’élite projeté sur tous les théâtres d’opérations, Pascal Bruckner en Guadeloupe au 1
er RSMA (régiment de service militaire adapté), où
« l’ennemi n’est pas un pays étranger ou une puissance proche et hostile, mais un virus plus pernicieux, né des noces de Mai 68 et du narcissisme contemporain : le refus du travail et de l’effort ». Mais des constantes demeurent et les écrivains, par petites touches, décrivent un quotidien prosaïque, simple, tout fait d’entraînements, de discipline, d’efforts.
La facilité aurait été de dépeindre l’instant fanfare et étendard, quand les soldats sortent de la boîte, bien rangés comme de petits santons. Ou le coup de feu tragique. Mais le tableau est d’autant plus vrai qu’il ne vend pas le panache ni les points d’orgue. Il montre la boîte. Bien sûr, au bout il y a
« la possibilité du trépas », selon le mot de Nicolas Diat, mais elle est comme l’Alsace-Moselle : y penser toujours, n’en parler jamais.
Du soldat à l’officier, les hommes obéissent à l’injonction de saint Augustin : fleuris là où Dieu - enfin l'armée - t’a planté : une île perdue sous les cocotiers ou une bourgade paumée de la France périphérique - Meyenheim, Mourmelon… - dont ils constituent pour bonne part le dernier tissu social. Les familles de ces nouveaux pêcheurs d’Islande s’y enracinent aussi. Comme elles peuvent. Seules.
« En sept ans de service, confie un caporal-chef du 2
e régiment d’infanterie de marine d’Auvours à Laurence Debray,
j’ai passé un an et neuf mois à la maison », sans parler des
« sapins de Noël qu’ils ne voient pas », des
« naissances annoncées au téléphone », des
« vacances maintes fois reportées ». L’auteur a raison :
« Il n’y a pas que ceux tombés au combat qui sont des héros. »« Ce pour quoi tu acceptes de mourir, c’est cela seul dont tu peux vivre. » Cet aphorisme de Saint-Exupéry est
in fine la toile de fond de ces promenades singulières. Après Dieu et la patrie, pour quoi, pour qui se sacrifierait-on, sinon sa terre et ses enfants ? À quand Frédéric Beigbeder en immersion dans une famille nombreuse et Adélaïde de Clermont-Tonnerre sur le tracteur d’un paysan de l’Aubrac ? Cette collection est une trouvaille.