LA CASBAH D’ALGER en 2009 Alger la blanche, entre Casbah et DallasCOPIE d'un article de Thierry Oberlé, envoyé spécial du Figaro à Alger -GAZETTE de LA-BAS-Nouvelles de là-bas et d’ici
Classé par l'Unesco au patrimoine de l'humanité, le quartier de la casbah est en ruines. Il ne reste que quelque 900 bâtiments debout, soutenus pour la plupart par des madriers. Les autres se sont effondrés comme des dominos.
«L'État déclare du bout des lèvres qu'il va sauver la casbah mais il n'y a pas de véritable volonté politique» La ville est un gigantesque chantier. Des investisseurs des pays du Golfe construisent un nouveau port, les Français terminent le métro, des armées de Chinois bâtissent à la va-vite des logements sociaux.
Alger change grâce aux pétrodollars. La capitale est riche mais ses habitants sont dans leur grande majorité plongés dans la pauvreté.
C'est le paradoxe des années Bouteflika, cet autocrate qui, après dix ans de gouvernance, devrait être réélu jeudi à la tête de son pays. La rente des hydrocarbures a servi à rembourser la dette publique, mais pas à venir en aide aux démunis via des créations d'emploi. L'État dispose de 140 milliards de dollars de réserve de change, mais l'économie informelle domine.
Dans la baie à la lumière si particulière mouillent des dizaines de cargos.
Les navires attendent leur tour pour décharger leurs cargaisons dans un port devenu trop petit. Le trafic maritime a explosé depuis le retour progressif à la paix civile. «Ces bateaux sont surtout le signe d'une économie déstructurée tournée vers l'importation et non vers la production intérieure», explique Slim Othmani, un entrepreneur à la tête d'une fabrique de jus de fruits. Paralysées par les embouteillages, les artères qui montent de la gare maritime vers la casbah sont envahies par des vendeurs à la sauvette. On trouve même, rue de la Lyre, des «barbus» en tenue afghane vendant des petites culottes et des strings fabriqués à Hongkong.
Déglinguée, la mythique casbah est un concentré des bizarreries nationales. Plusieurs centaines de milliers de personnes s'y entassent dans des conditions de précarité et d'insalubrité extrêmes. Faute de recensement, nul n'est en mesure de donner un chiffre d'habitants précis. On sait en revanche que les immeubles s'effondrent comme des dominos : un bâtiment tombe et entraîne dans sa chute les maisons voisines. La moitié de l'ex-quartier arabe du temps des colons français est ainsi déjà parti en poussière. Il ne reste que quelque 900 bâtiments debout, soutenus pour la plupart par des madriers.
«Une dynamique d'autodestruction»La vieille ville est un tas de ruines où les décombres trouent le paysage urbain. Ce phénomène est unique au Maghreb. De Tunis à Marrakech, de Fès à Rabat, les médinas ont conservé leur lustre. Pas ici. «C'est le résultat d'une dynamique d'autodestruction», résume Abdelkader Ammour, le président de la Fondation casbah, une association créée en 1991 pour essayer de sauver ce qui peut encore l'être de ce quartier classé par l'Unesco au patrimoine de l'humanité. «Les habitants ont rendu leurs demeures inhabitables dans l'espoir d'être relogés. Ils ont cessé de les entretenir. Mais l'État n'a pas pu tenir ses promesses démagogiques et la casbah s'est transformée en camp de transit», dit M. Ammour.
Il faut remonter à la guerre d'indépendance pour comprendre le processus. La casbah où se déroule la «bataille d'Alger» est alors le principal foyer algérois du soulèvement contre la métropole. En 1962, au départ des pieds-noirs, ses habitants s'installent dans les appartements abandonnés par les rapatriés. Et une nouvelle population débarque des campagnes pour occuper les maisons vacantes de la médina.
«La guerre avait chamboulé le milieu rural. Des paysans venaient avec leurs habitudes dans des lieux sans sanitaires. Il y a eu très vite une surpopulation. Ajouter à cela l'incurie de l'État et vous avez un cocktail détonant. La casbah, c'est un peu vos banlieues difficiles», analyse Boudjemaa Kareche, l'ancien directeur de la Cinémathèque d'Alger. Il ajoute : «Je n'aimais pas la casbah lorsque j'étais jeune.
J'y avais pris un coup de couteau. Il y avait des voyous ! Ça n'allait pas ! Mais elle était emblématique avec ses grandes figures et aussi les films comme Pépé le Moko de Duvivier avec Jean Gabin, qui a été tourné, il faut le préciser, en studio à… Boulogne-Billancourt.»
Dans les années quatre-vingt-dix, le quartier est le vivier du terrorisme. Des islamistes armés font régner leur «ordre moral» dans le ghetto. Ils égorgent les vendeurs de cigarettes et les policiers, tuent un journaliste français. «On a survécu à des moments horribles», se souvient Mohamed, un artisan assis devant son échoppe.
En s'enfonçant dans le dédale des venelles en pente douce, on croise des bandes de jeunes désœuvrés, des vieillards en gandoura, des islamistes en kami. Les petits commerçants côtoient des voleurs et des repentis», ces salafistes descendus du maquis grâce à la politique dite de «réconciliation nationale». Faute de place pour circuler, le ramassage des ordures est assuré par des ânes, comme sous l'époque ottomane. L'ambiance est plutôt sereine. Les gens se plaignent de la hausse des denrées alimentaires et ne se soucient guère de l'élection présidentielle. «Il n'y aura jamais de changement car chez nous, les dirigeants ne lâchent jamais le pouvoir», estime Driss, le propriétaire d'un «douara», un riad en cours de rénovation.
Un peu plus bas, dans l'ex-rue Maringot, un tenancier de bain maure interpelle le visiteur étranger. Smain Meraoui, 74 ans, tient à raconter l'histoire de son hammam installé au rez-de-chaussée de l'ancienne maison de Roger Hanin. «Navarro créchait à la casbah, lance-t-il. On a connu les années magnifiques. Le hammam était mixte :
un matin pour les musulmans, un après-midi pour les juifs. On s'entendait bien», poursuit cet «ex-chauffeur du directeur des Galeries de France du 25 de la rue d'Isly». Le vieux monsieur aimerait «voir plus de touristes». À la Fondation de la casbah, Abdelkader Ammour évoque l'avenir avec prudence : «L'État déclare du bout des lèvres qu'il va sauver la casbah mais il n'y a pas de véritable volonté politique. Et seuls 300 propriétaires des 900 restants se sentent concernés par les efforts de réhabilitation.» Les Algérois semblent avoir tourné le dos à une casbah considérée comme maudite ou en tout cas infréquentable.
Les classes aisées s'installent sur les hauteurs de la ville blanche. Le nouveau quartier de Sidi Yaya les attire. Il propose un centre d'affaires, des grands magasins de vêtements confectionnés en Turquie, des trottoirs propres. Les bars à chicha, le narguilé, y foisonnent. Ils sont fréquentés par les enfants de la «tchitchi», la bourgeoisie huppée parlant français. Les garçons et les filles se retrouvent dans une odeur de tabac parfumé à la pomme. Ils flirtent parfois dans des alcôves protégées des regards par des
rideaux.
La jeunesse dorée roule en 4 × 4 et s'ennuie Dans la rue, des jeunes femmes se promènent la tête nue.
L'intégrisme a cédé la place à une tolérance inédite. Les tentatives de l'État de réislamiser la société par le haut n'empêchent pas une certaine liberté de mœurs. «On est à l'aise. On peut se balader sans se faire embêter systématiquement par les hommes ou être agressé par les“frérots”», témoigne Karima, 22 ans. «Le hidjab, coloré de préférence, est aussi une façon d'être tranquille. C'est normal de le porter», nuance Sihem, sa copine de faculté. Karima et Sihem affirment «s'ennuyer souvent». «On veut vivre maintenant, pas dans trente ans», lâchent -elles. Elles ne sont pas les seules à s'impatienter.
Un sentiment d'enfermement accentue le désir d'exil. Rares sont les jeunes - qui représentent 75 % de la population - à ne pas rêver d'immigrer en France. Le marasme ambiant les pousse à consommer de plus en plus de drogue. Les saisies de stupéfiants ont été multipliées par trente en quinze ans. «Les gens veulent du “bonheur national brut”, c'est-à-dire de l'enseignement, de la culture et des loisirs. Le niveau de qualité de vie ne rend pas la destination Algérie attractive pour les Algériens», constate l'homme d'affaires Slim Othmani, qui affiche malgré tout un certain optimisme.
Reste que l'opulence est réservée comme par le passé aux classes dirigeantes et à leurs ayants droit. Les riches roulent en Hummer ou en 4 × 4. Ils vivent dans des villas au luxe ostentatoire comme le quartier de Dallas accroché à une colline au-dessus d'un bidonville, et achètent des résidences dans les stations balnéaires du sud de l'Europe. «Il est tendance à Alger d'avoir des domestiques noirs, ce qui est un comble pour des gens issus d'un régime qui a prôné la révolution dans le tiers-monde», note Boudjemaa Kareche. «Il s'agit bien entendu de clandestins subsahariens», précise-t-il, dépité.