Airbus militaire. Merveille technologique et fiasco industriel A 400M Le poker menteur de Louis Gallois le jeudi, 21/01/2010
Par David Victoroff V.A.
L'A400M vole. Mais les présidents d’EADS et d’Airbus menacent d’abandonner le programme si les gouvernements ne veulent pas le payer plus cher. Enjeu: 40000 emplois et l’autonomie d’intervention de l’Europe sur des terres lointaines.
C’est à peine croyable. L’avion a fait son premier vol début décembre. Le deuxième exemplaire doit prendre l’air dans les prochains jours : il se dresse, 18mètres au-dessus des journalistes et de l’état-major d’EADS réunis à Séville pour sa conférence de presse de début d’année. L’appareil, impressionnant par ses dimensions, est stationné dans un hangar tout neuf, où doivent être assemblés les 184 avions de transport militaire déjà commandés par huit pays. À moins que tout cela ne soit abandonné le mois prochain!
« On ne peut pas vivre dans cette incertitude. On ne peut pas continuer après le 31 janvier. Au-delà, nous devrons prendre des décisions », affirme Louis Gallois.Le président d’EADS confirme ainsi les propos de Thomas Enders, le président d’Airbus, responsable du programme: il est prêt, affirme-t-il, à abandonner l’A400M pour ne pas mettre en péril l’avenir d’Airbus.
Chaque armée a réclamé des spécifications particulièresComment cet avion, le nec plus ultra en matière de transport militaire,capable de “projeter” comme le disent les militaires, à plus de 6000kilomètres, un hélicoptère aussi volumineux que le nouveau NH90 d’Eurocopter ou plusieurs blindés légers, d’atterrir sur des pistes en terre battue de moins de 800 mètres, de se transformer en ravitailleur, de lâcher des parachutistes à très haute altitude ou de larguer des charges à 4 mètres du sol, bref, l’avion à tout faire dont rêvent toutes les armées du monde pour le XXIe siècle, pourrait-il mettre en péril Airbus, le numéro un mondial de l’aviation civile?
«Nous avons commis deux erreurs », reconnaît Louis Gallois, d’autant plus volontiers qu’elles remontent à 2003, avant son arrivée à la tête d’EADS : accepter un prix fixe (20 milliards d’euros, soit 110 millions l’appareil) et des délais incroyablement courts (six ans et demi) pour réaliser un programme aussi complexe que l’Airbus A380 et le Rafale réunis. Le programme informatique de contrôle des moteurs (le Fadec) comporte ainsi 275 000 instructions, contre 90 000 pour ceux de l’A380 et du Rafale. Chaque armée des sept cocontractants de départ a réclamé des spécifications particulières. Certaines se sont avérées, d’après un rapport d’information du Sénat rédigé l’an dernier par Jean-Pierre Masseret et Jacques Gautier, techniquement irréalisables.
De plus, chaque pays a voulu un juste retour en charge de travail pour ses commandes.
Ainsi, pour le moteur, le premier turbopropulseur conçu en Europe depuis les années 1950, le travail a été confié à un consortium (Europrop International) réunissant le français Snecma, l’anglais Rolls-Royce,l’allemand MTU et l’espagnol ITP, sans véritable chef de file.
De problèmes techniques en erreurs d’organisation, les six ans et demi ont passé sans qu’aucun appareil ne soit livré. Le programme a pris au moins deux ans de retard, vraisemblablement quatre. Une catastrophe pour les armées française (50commandes) et britannique (25commandes), dont les flottes de transport sont à bout de souffle et qui ont absolument besoin d’appareils neufs.Un fâcheux contretemps pour l’Allemagne (60appareils commandés), qui semble moins pressée d’en prendre livraison. Résultat, un énorme surcoûtprovisionnéàhauteur de 2,5 milliards d’euros par EADS et un cassetête pour les états-majors.
Depuis le 11 décembre, l’avion vole. Mais les gouvernements qui ont négocié le contrat initial sont en droit de réduire leur commande, d’exiger des pénalités, voire de renoncer au contrat. En tout cas, ils ne sont pas prêts à assumer la totalité des surcoûts occasionnés par les retards du programme. EADS, de son côté, estime que tous les retards ne sont pas dus à ses erreurs et que les gouvernements ont leur part de responsabilité : le contrat a été signé avec deux ans de retard suite aux atermoiements du Bundestag qui a réduit sa commande de 71 à 60machines. Les armées ont demandé des spécifications irréalisables.
EADS n’a pas pu choisir un moteur américain.Les États ont demandé que l’avion ait une certification civile parce que, selon EADS, ils étaient incapables de s’entendre sur une certification militaire commune. Or, cette exigence, unique pour un avion de transport militaire, aboutit à des contraintes excessives. Bref, si EADS s’est engagé à la légère pour faire un avion entièrement nouveau à des coûts et dans des délais déraisonnables, c’est aussi sous la pression des États.
Louis Gallois estime qu’en provisionnant 2,5 milliards, il a payé sa part et accepte déjà de perdre de l’argent sur les 180 premiers appareils. Aux États donc de payer leurs avions plus cher, sachant qu’EADS et Airbus acceptent de prendre à leur charge les risques techniques du développement. Même revu à la hausse, l’A400M resterait d’ailleurs, selon EADS, moins cher que son concurrent américain, le C130J Hercules de Lockheed Martin, qui n’est pas disponible immédiatement.
Manque de chance pour Airbus, cette demande intervient en pleine crise économique, alors que les budgets des États ont explosé et qu’ils cherchent par tous les moyens à réduire leurs dépenses. Dans le même temps, Airbus doit développer le long-courrier A350, dont dépend son avenir face à Boeing, et assumer des surcoûts dus aux problèmes industriels rencontrés sur l’A380. D’où la crainte de Thomas Enders.
Tout ce qu’Airbus devra payer en plus sur l’A400M diminuera ses capacités de financement dans le civil.
D’un autre côté, EADS a toujours voulu rééquilibrer ses activités civiles et militaires. Son programme lui fournit une chance de le faire et l’abandonner serait compromettre son objectif et renoncer aux compétences acquises dans un domaine dont l’Europe était absente.
Heureusement pour Louis Gallois et Thomas Enders, les Français ont absolument besoin de cet avion pour leur armée, et il n’existe pas vraiment de solutions de rechange. Les Turcs (10 avions commandés) et les Espagnols (27avions) veulent poursuivre le programme pour développer leur industrie aéronautique militaire. Reste à convaincre les Allemands, qui veulent rogner sur leur budget, et les Anglais, ruinés et en campagne électorale. En attendant, EADS est dans l’incapacité d’arrêter ses comptes pour 2009, faute de savoir exactement quelle sera l’addition finale que vont lui demander les États. Et ceux-ci n’ont toujours pas trouvé un accord sur le montant de cette addition.