Histoire Le Dakota va revoir sa Normandie
— Pour célébrer l'anniversaire du D-Day de 1944, une belle histoire trouvée dans « Libération » : tous les amateurs de montres militaires apprécieront…
Démontage sur la militaire de Rajlovac, à Sarajevo, l'hiver dernier. (photo Reuters)
Le Dakota va revoir sa Normandie Le 6 juin 1944, l'avion de l'armée américaine participe au débarquement. Après mille vies et plusieurs nationalités, il échappe à une fin funeste à Sarajevo grâce à un groupe de passionnés qui organise son retour dans le Calvados, 64 ans après. Les avions n'ont pas l'usage de la parole, c'est bien dommage. S'ils l'avaient, le Dakota dont il est question ici aurait une sacrée histoire à raconter. Il est l'un des derniers survivants du débarquement de Normandie, le 6 juin 1944, auquel il a participé ainsi qu'à toutes les grandes opérations aéroportées de la Seconde Guerre mondiale. Après une carrière civile puis à nouveau militaire, il a failli mourir sur une base aérienne de Sarajevo, transformé en bar par les soldats de l'Otan. In extremis, l'appareil a été sauvé de la casse par une bande de passionnés au prix d'aventures parfois rocambolesques. Ils l'ont ramené en Normandie, bichonné et le présentent désormais à l'admiration du public. L'inauguration officielle a lieu demain, samedi, sur le site de la batterie allemande de Merville (Calvados).
Le 5 juin 1944, à 23 h 49, ce bimoteur d'une dizaine de tonnes aux couleurs américaines décolle de Merryfield, dans le Sud de l'Angleterre. L'avion fait partie de l'incroyable armada aérienne et navale qui va débarquer sur les côtes de France pour le D Day. L'équipage est composé du lieutenant James P. Harper, 22 ans (pilote), du lieutenant Luther J. Lizana (copilote), du sergent Joseph R. Buckner, 29 ans (radio), du sergent Howard F. Lindsey, 26 ans (chef d'équipage) et du lieutenant Murray K. Winter (navigateur). Dans la soute de l'avion, dix-huit paras de la 101e Airborne.
Avec d'autres Dakota (1), il traverse la Manche, longe la côte ouest du Cotentin et met le cap à l'est à hauteur de Barneville-Carteret. Direction : Sainte-Mère-Eglise. A 1 h 34, le 6 juin, il largue ses paras au milieu de la confusion de cette opération, qui se solde par une dispersion des troupes aéroportées. Chacun a en mémoire les scènes du Jour le plus long. Le Dakota est gravement endommagé par la Flak allemande (artillerie antiaérienne) et parvient à grand-peine à rejoindre sa base, avec des trous d'obus de 30 mm sous le fuselage et l'aile gauche. Peu avant trois heures du matin, il se pose en Angleterre. Il est trop abîmé pour pouvoir repartir le lendemain.
Ce Dakota, numéro de matricule 43-15073, mérite bien le surnom que lui a donné son équipage : «Snafu» Special. Snafu ? «Situation Normal : All Fucked up», à savoir : «La situation est normale : tout merde.» Beau résumé de la vie des militaires à la guerre.
«EPAVE VOLANTE»A la mi-août 1944, l'avion remet ça, avec un équipage un peu modifié. Basé depuis juillet en Italie, il décolle le 15 août de Grosseto à destination de la Provence, où un nouveau débarquement a lieu. Il largue ses paras sur Le Muy (Var), repart en Italie et revient dans la foulée en tractant un planeur transportant des artilleurs. En septembre, l'avion est aux Pays-Bas pour l'opération Marker Garden, racontée par le film Un pont trop loin. Il est engagé à trois reprises et à nouveau touché par des tirs. L'un des paras qu'il transporte est grièvement blessé. Au lendemain de Noël, basé à Orléans, le Snafu ravitaille Bastogne - titre d'un autre film hollywoodien -, la ville des Ardennes belges où les Américains sont assiégés par les Allemands. L'avion est très sérieusement endommagé par les tirs allemands. Le chef d'escadrille raconte : «C'était une épave volante. L'essentiel des pneus avait été emporté par les tirs et il a atterri sur les roues nues en perdant complètement l'une d'entre elles en roulant. Le fuselage et les ailes étaient déchiquetés par des balles de 20 mm et d'autres tirs de petit calibre. La gouverne et la toile du gouvernail d'altitude n'existaient plus. Les réservoirs fuyaient et le carburant coulait. Il y avait même des trous dans les pales d'hélice.» Il est pourtant remis en état et, il participe, le 24 mars 1945, à la dernière grande opération aéroportée de la guerre, Varsity, qui voit les armées alliées traverser le Rhin. Pour le Snafu, la guerre est finie.
L'armée américaine, qui ne sait que faire de tout son matériel, vend le Dakota le 12 juillet 1946, à la compagnie aérienne tchécoslovaque CSA qui va l'exploiter comme avion de ligne. Rien d'étonnant à cela : l'avionneur Douglas l'avait c.nçu avant guerre comme un appareil de transport civil, le DC-3, avant qu'il ne devienne la bête de somme des militaires.
En 1960, les Tchécoslovaques cherchent à s'en débarrasser et il est racheté par… l'armée de l'air française. Envoyé en révision complète à Tel-Aviv, il va servir à la formation des pilotes militaires de transport. Avec plus de 12 000 heures de vol et quelques cicatrices, il est cédé en 1971 à une entreprise privée qui le revend aussitôt à l'armée de l'air yougoslave. C'est son quatrième changement de nationalité en trente ans. Fatigué, l'avion volera jusqu'aux années 80, puis sera utilisé pour l'instruction des mécaniciens sur la base de Rajlovac, à Sarajevo.
C'est là qu'il renoue avec la guerre, en 1992. Il est criblé de balles par les miliciens bosniaques. Puis l'Otan reprend le contrôle de la situation et les militaires français s'installent à Rajlovac. Alors que les combats se poursuivent, un capitaine des paras, Patrick Collet, passionné d'aviation, négocie un cessez-le-feu pour aller inspecter l'avion. Il découvre sa plaque et reconstitue ainsi son histoire. Les combats terminés, les soldats de l'Otan, français d'abord, italiens ensuite, transforment l'avion en un bar, en construisant même une annexe sous une aile. La bière et le café coulent à flots à bord du Snafu, où les militaires viennent oublier le temps long des opérations extérieures. Triste fin.
Sauf que… Internet existe. Un soir de 2007, Olivier Paz, le maire de Merville-Franceville-Plage, petite ville balnéaire du Calvados, surfe sur la Toile. Sa commune abrite une batterie allemande du Mur de l'Atlantique qui a été prise d'assaut par des paras britanniques dans la nuit du 5 au 6 juin 1944. Au travers d'une association, il en a fait un musée, comme il y en a tant dans la Normandie du débarquement. Le maire rêve d'y exposer un Dakota, l'avion qui largua les paras anglais sur «sa» batterie. Il n'y en a qu'un seul dans la région, à Sainte-Mère-Eglise ; c'est une denrée plutôt rare. Sur un forum, un internaute lui indique qu'il y en a bien un en souffrance, à Sarajevo. Les deux hommes discutent en anglais et découvrent qu'ils sont tous deux Français. Le capitaine Collet est devenu colonel, mais il est toujours passionné par cet avion. Il transmet les coordonnées géographiques de l'avion à Olivier Paz, qui se jette sur Google Earth. L'avion est bien là. Il reste à le rapatrier en France.
HUILE DE COUDEIl faut faire vite. Nous sommes au printemps 2007 et à la fin de l'année, l'Otan va quitter la Bosnie, où la paix est revenue. Or, sans l'aide des militaires occidentaux, un retour de l'avion semble difficile. Il ne vole plus : il faudra donc le démonter et le transporter jusqu'en France. A Sarajevo, seule l'armée allemande possède des moyens de levage capables de charger l'avion sur des semi-remorques. Et les Allemands rentrent au pays en décembre.
A Merville, une petite équipe se constitue autour du maire et de son adjointe Béatrice Guillaume. La priorité est de convaincre l'Etat bosniaque de donner cet avion militaire à une association française. La Bosnie vit sous un régime politique compliqué, où toutes les décisions doivent être prises avec l'accord des trois nationalités du pays, serbe, croate et bosniaque. Et au moment où l'affaire va se conclure, le gouvernement démissionne. Il faut tout recommencer. L'ambassadrice de Bosnie en France croit au projet. Elle passe quelques coups de fil et le 16 novembre dernier, les autorités bosniaques donnent leur feu vert. Elles posent quand même trois conditions : la pose d'une plaque les remerciant, l'invitation d'une délégation de la présidence pour l'inauguration et le transport assuré par une entreprise locale.
Si l'avion - ou plutôt l'épave - est cédé gracieusement, le convoyage par la route ne l'est pas. La facture s'élève à 30 000 euros. Pour le financer, l'équipe du Snafu fait appel aux 1 700 habitants de Merville. «Le même jour, un lycéen nous a apporté 10 euros alors qu'un chef d'entreprise nous donnait un chèque de 4 000 euros», se souvient Béatrice Guillaume. Au total, l'association récolte 45 000 euros et obtient autant de subventions publiques.
A Sarajevo, les membres de l'association sont hébergés par les militaires allemands, émus de participer à l'aventure d'un avion qui était, en 1944, celui de l'ennemi. «Nos grands-parents ont cherché à l'abattre, on vous aide à le sauver», explique un grutier du génie allemand. Le Snafu est démonté en plusieurs morceaux (fuselage, ailes, moteurs) et installé sur trois gros semi-remorques. Direction : la Normandie. Au moment de prendre la route, la bureaucratie balkanique se réveille, juste à la veille d'un jour férié : il manque une signature du ministre de l'Intérieur sur l'autorisation d'exportation. Coups de fil, palabres, mais jamais aucune patte graissée, jurent les membres de l'association. Finalement, le convoi prend la route jusqu'à Bröd, à la frontière croate. Là, les douaniers s'étonnent que l'on transporte ainsi ce qu'ils jugent être une «arme». Nouvelles palabres, nouvelles signatures. Le convoi passe par un autre poste frontière. Il reste trois pays à traverser (Slovénie, Autriche, Allemagne) avant de parvenir en France.
Le Dakota arrive à Caen le 6 décembre. Un petit industriel de l'aviation prête son hangar sur l'aéroport de Carpiquet. C'est là que le Snafu se refait une beauté, avec l'huile de coude d'une cinquantaine de passionnés bénévoles. Il y a des anciens mécanos de l'aviation, mais aussi de simples amateurs : un prothésiste à la retraite ou un directeur financier hollandais. Ils fournissent près de 5 000 heures de travail.
Une fois les trous bouchés, la carlingue en aluminium est en bon état. Les moteurs ne marchent pas, mais personne n'envisage plus de faire voler l'avion. Deux pièces seulement manquaient, le carénage du radiateur d'huile et la gouverne de direction. Pour le reste, tout est d'origine. Remis à neuf, le Snafu va entamer sa carrière d'attraction touristique. Une nouvelle vie, mais qui jurerait que ce soit la dernière ?
Jean-Dominique Merchet(1) Un même avion peut porter plusieurs noms. Douglas DC-3 est le nom de l'avion de ligne civil. C 47, celui de sa version militaire et Dakota le surnom qui lui a été donné par les Britanniques et largement utilisé depuis lors.SOURCE : Libération (6 juin 2008)
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