Atlantico:
Pourquoi (et comment) l'Occident est devenu incapable de gagner une guerre depuis 1945 malgré sa supériorité militaire massive ?
Alors que l'Etat islamique est désormais aux portes de la ville d'Hassaké en Syrie, la coalition arabo-occidentale, qui a annoncé avoir tué plus de 10 000 djihadistes, n'a pas stoppé l'avancée de l'Etat islamique. Par ailleurs, il est observable que la très grande majorité des conflits impliquant des nations occidentales depuis la fin de la seconde guerre mondiale aient été des échecs. Guerres psychologiques
Publié le 14 Juin 2015
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Atlantico : En quoi les avancées militaires et technologiques, répondant principalement à l'ennemi que représentait l'URSS, ont-elles fait naître des armées occidentales inadaptées aux conflits actuels ?
Walter Bruyère-Ostells : Il est vrai que les moyens et les doctrines d’emplois des grandes armées occidentales ont essentiellement été pensés pour un conflit symétrique contre une puissance de rang égal. A ce titre, il faut rappeler la victoire des Britanniques dans la guerre des Malouines contre l’Argentine. Simplement, la priorité donnée à une guerre continentale en Europe contre l’URSS a par exemple donné une (trop) grande importance aux chars d’assaut mis en échec dans les nouvelles conflictualités (bataille de Grozny pour les Russes en 1994-1995 ou contre le Hezbollah en 2006 pour Israël).
Pour autant, les armées occidentales ont entamé leur adaptation à ces nouvelles conflictualités dès les années 1990 avec une professionnalisation croissante, l’ "interarmisation" et l’ouverture de campagnes par de nouvelles modalités (importance nouvelle des hélicoptères de combat par ex.)
Philippe de Veulle : L'avancée des troupes de l'Etat islamique aux portes d'Hassaké au nord de la Syrie n'a rien d'étonnant. L'armée de Bachar El Assad est épuisée par quatre années de guerre (elle a débuté en 2011) et les tergiversations de nos dirigeants occidentales n'ont rien arrangé. Il est clair que si le régime de Bachar el Assad tombe, cela ne sera pas une victoire sur la chute d'un régime dictatorial, mais la mise en place d'un Etat islamiste radical et une menace immédiate visant les pays voisins que sont le Liban et la Jordanie. Stratégiquement le tournant est historique.
De même, Daesh est très bien renseigné alors que nous le sommes pas ou très peu à son sujet. Sun Zu (stratège chinois du IVe siècle avant JC), référence en matière de stratégie disait: "
Connais ton ennemi mieux que toi-même et tu iras au-delà de 100 victoires".
Les chefs militaires de cette organisation islamiste observent avec la plus grande attention nos divergences politiques, nos armements, nos responsables, nos tactiques militaires et ont même pris en compte notre supériorité technologique. Pour l'instant, Ils sont dans une dynamique de conquête et s'organisent de manière méthodique à chaque fois qu'ils avancent sur les territoires conquis avec un programme anti-corruption très efficace.
En quoi les attentes des populations des démocraties occidentales en matière militaire ont-elles pu réduire les marges de manœuvre, et in fine l'efficacité des opérations extérieures entreprises ?
Walter Bruyère-Ostells : L’idéalisme des années 1990 a donné lieu à l’espoir d’une "fin de l’Histoire" énoncée par F. Fukuyama (un triomphe de la démocratie et donc de la paix) et d’interventions militaires avec très peu de victimes, au moins dans les armées occidentales engagées. Ces messages ont été intériorisés par des sociétés occidentales pour lesquelles l’horizon de la guerre était désormais lointain et la confrontation à la mort également largement évacuée du quotidien de façon plus générale. Toutefois, le rôle des opinions est surtout un facteur qui "réduit les marges de manœuvres" pour reprendre vos termes, plus fortement aujourd’hui car les événements de la guerre (notamment les revers et "effets collatéraux) sont connus plus vite et de façon plus intense (pluralité des médias, chaînes d’information continue,…) qui provoquent un retournement d’une opinion favorable beaucoup plus vite qu’au temps de la guerre d’Algérie ou du Vietnam pour les Etats-Unis.
Philippe de Veulle : Pendant des décennies, on s'est préparé à un conflit contre l'URSS pendant la guerre froide. La dissuasion nucléaire nous à préservé d'un conflit militaire conventionnel. Toutefois, la France dispose d'un savoir-faire militaire récent et probant. Nous avons envoyé des troupes en opération extérieure en Afghanistan (de 2001 à 2014). Cette expérience a appris à nos soldats le combat dans des zones géographiques étendues et escarpées. L'aviation de l' aéronavale (avec le Rafale marine) a montré sa supériorité sur le théâtre libyen (en 2011) et l'opération Serval (en 2013), de grande ampleur, au Mali a été une réussite avec des moyens, du reste, assez limités.
Les frappes aériennes contre les cibles de Daesh dites "chirurgicales", sont inopérantes (cf. les déclarations du général US Hesterman, qui dirige les frappes depuis août 2014) . Face à une avancée terrestre, il faut une réponse terrestre. C'est le risque à prendre pour endiguer leur progression. Il faut rester réaliste, car la présence de troupes combattantes au sol, n'est pas non plus une garantie de victoire. L'exemple de la défaite de l'armée française dans la cuvette de Dien Bien Phu le 7 mai 1954 et l'échec de l'armée américaine dotée de moyens considérables au Vietnam illustrent ce propos. Les Viêt-Cong étaient déterminés, avaient de bons chefs militaires comme le général Giap et un chef charismatique tel que Ho Chi Minh qui connaissait très bien l'Occident et notamment la France.
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Par ailleurs qu'est-ce que les opinions publiques sont prêtes à accepter dans le cadre d'une opération extérieure ?
Walter Bruyère-Ostells : Une réponse simpliste consisterait à répondre une "guerre juste", seulement cette notion est discutée depuis l’Antiquité (Saint Augustin écrit déjà sur le sujet). Les conflits récents (Afghanistan ou Irak) ont laissé penser que les opinions publiques avaient une faible résilience (capacité à surmonter un événement traumatique) face aux difficultés rencontrées dans des opérations extérieures. L’embuscade d’Uzbin incarne cet aspect pour la France. Pour autant, au delà de la difficulté à les interpréter, les événements récents (mobilisation du 11 janvier 2015 notamment) montrent la capacité de sursaut de l’opinion.
Par ailleurs, le rôle des politiques est essentiel. Après des années d’utilisation du budget de la Défense comme variable d’ajustement, des figures de premier plan de droite comme de gauche insistent aujourd’hui sur la nécessité de ne pas sacrifier les moyens de la Défense et font de la pédagogie sur le réarmement qu’on observe dans différentes parties du monde (Asie du sud-est par exemple).
Philippe de Veulle : L'aspect psychologique est aussi un facteur primordial dans une guerre. Un exemple: un attentat à la kalachnikov dans une démocratie occidentale est vécu comme un drame singulier alors que des bombardements lourds en Irak ou en Syrie appartiennent à la banalité. Ces deux pays vivent dans la guerre depuis des décennies. Pas nous... La seconde guerre mondiale s'est terminée il y a 70 ans en Europe. Depuis l'Occident n'a connu que des guerres coloniales ou périphériques.
Nous pouvons aussi observer qu'une victoire militaire n'entraîne pas non plus, forcément, une victoire politique. Nous l'avons vécu en 1962 avec l'Algérie et plus récemment en Libye avec l'
opération Harmattan de 2011. Même si les frappes aériennes ont défait les troupes de Kadhafi, aujourd'hui, ce pays, se trouve plongé dans un chaos politique abyssal entraînant des menaces d'extension de conflit sur les pays voisins (Tunisie, Egypte, Niger, Tchad et Soudan) ainsi que le désastre migratoire sur nos côtes méditerranéennes.
Si l'occident a la puissance militaire, ses adversaires c.nsécutifs (en Indochine puis au Vietnam, en Algérie, en Irak actuellement) ont pu -et peuvent toujours- compter sur leur détermination. Comment cette différence de moyens (psychologiques et matérielles) se constate-t-elle sur le terrain ?
Walter Bruyère-Ostells : Il y a, je crois, deux éléments principaux d’explication. Le premier, le plus difficile à surmonter, est le rapport à la mort. Celle-ci est mieux acceptée dans un combat idéologique qu’il soit politique (Algérie, Vitenam) ou religieux (Irak actuellement) que dans des sociétés occidentales où la démocratie et la paix sont enracinées depuis plus longtemps. Le second réside dans le type de combats auxquels on assiste. Ces techno-guérillas, combinant les modes d’action des guérillas avec l’utilisation de technologies initialement perçues comme étant uniquement maîtrisées par des acteurs étatiques, disposent à la fois de moyens significatifs (chars irakiens repris par l’Organisation Etat Islamique par ex) et utilisent au mieux les principes de la guérilla, profitant de l’avantage de terrains difficiles (massifs des Ifoghas pour AQMI par exemple) et/ou de la couverture de la population civile (qui explique la difficulté des frappes aériennes de la coalition anti OEI que vous évoquiez).
Philippe de Veulle : La France est l'un des rares pays européens à intervenir dans des opérations extérieures majeures. Mais nous avons des limites. Elles sont d'abord budgétaires, et l'armée française (colonne vertébrale du pays), bien que récemment rehaussée budgétairement par le président François Hollande, souffre cruellement d'un manque de moyens et d'effectifs.
Aussi, l'opinion publique est très sensible aux pertes que l'on peut avoir et l'impact de la guerre n'est jamais très bien perçue, cette dernière restant toujours la pire des solutions.
Mais, il semble que les attentats du 7 janvier aient sensibilisé l'opinion française sur les menaces terroristes. plus que jamais, nous sommes sur le territoire national en alerte constante et au maximum des capacités du plan Vigipirate.
Comment les armées occidentales gèrent-elles actuellement ces décalages structurels ? Quelles réformes vous semblent-elles les plus prometteuses ?
Walter Bruyère-Ostells : Elles aussi s’adaptent. Une première direction est l’utilisation accrue de forces spéciales (et si possible l’acceptation d’engagement au sol) : les rudes conditions du massif des Ifoghas n’ont pas empêché les Français de l’opération Serval de "nettoyer" cette base des forces d’AQMI, encore fallait-il s’y engager. La seconde est la "technologisation" croissante. Au-delà des drones, les moyens ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance) permettent d’avoir l’avantage sur l’ennemi par une bonne connaissance de ses mouvements et positions. Surtout, la logique des "systèmes d’armes" consiste ensuite à concentrer plutôt les effets des armes (toujours plus efficaces et précises) que les hommes : bombes françaises à armement air-sol modulaire par ex. Les évolutions les plus prometteuses sont donc à attendre des progrès cybernétiques mais, je le répète, en ne perdant pas de vue, le recours à l’engagement au sol, même en acceptant une rusticité des conditions de déploiement.
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