Les spécialistes parlent d'une crise inédite. Après plusieurs jours de polémique avec Emmanuel Macron, le général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées, a finalement présenté sa démission, mercredi 19 juillet. En cause : de nouvelles coupes budgétaires – à hauteur de 850 millions d'euros – demandées à la Défense par le président de la République et le gouvernement. "Je considère ne plus être en mesure d’assurer la pérennité du modèle d’armée auquel je crois pour garantir la protection de la France et des Français, aujourd’hui et demain", justifie-t-il.
En quoi ces nouvelles économies dans l'armée ne seraient-elles "pas tenables", comme l'estime le général de Villiers ? Quelles conséquences auraient-elles sur la vie des soldats ? France info a posé la question à plusieurs sources au sein de la grande muette. Matériel vieilli, usé, dépassé, troupes fatiguées, épuisées... Toutes décrivent un quotidien déjà bien difficile, et une armée qui ne fait plus rêver grand monde.
"Le 14 Juillet, c'est l'arbre qui cache la forêt"
Les mesures demandées devraient en premier lieu concerner les programmes d'équipement. Leurs insuffisances et leurs défaillances sont pourtant bien identifiées par l'armée. Tous les militaires interrogés par France info dans le cadre de cette enquête ont des exemples pour les illustrer. D'abord, nombre de véhicules de l'armée – que ce soit des bateaux, des engins terrestres ou aériens – sont hors d'usage, indisponibles car en attente de réparation.
"Le taux de renouvellement des équipements militaires n'est pas suffisant pour empêcher son vieillissement, affirme un officier qui travaille au ministère des Armées. C'est inéluctable : si on ne renouvelle pas régulièrement les bateaux, les véhicules ou les avions, mécaniquement le parc vieillit, les pannes s'accumulent et l'entretien devient de plus en plus lourd pour le personnel."
Plusieurs sources au ministère de la Défense estiment à 50% maximum le taux de matériel disponible, le reste étant à la maintenance. Cette situation s'est dégradée très vite : d'après ces mêmes sources, il y a six ans, le taux de disponibilité affiché était plutôt de 80%.
Quand j'ai commencé, on travaillait sur des frégates qui étaient prévues pour être en service pendant 25 ans. Aujourd'hui, c'est la moyenne d'âge de la flotte. De nombreuses frégates sont à plus de 30 ans, pas loin de 40 pour certaines...
Un officier.
Sur les 14 avions de transport militaire Hercules C-130, moins de la moitié est aujourd'hui en état de voler. Un problème déjà pointé dans un article de La Tribune en 2015. "L'armée de l'air est obligée de pratiquer la cannibalisation", explique Serge Grouard, ancien député Les Républicains. Ce bon connaisseur des questions de défense évoque ainsi des bateaux rouillés au point de devoir rester à quai, ou des avions Transall de transport de troupes vieux d'une cinquantaine d'années.
Vous avez par exemple dix appareils sur une base aérienne : la moitié vole... et l'autre sert à fournir des pièces de rechange. On en est réduit à cela.
Serge Grouard, spécialiste des questions de défense
Autre exemple cité par un officier : au Mali, les forces armées circulent à bord de VAB ("véhicules de l'avant blindés") qui peuvent avoir plus de 30 ans, et ne sont pas climatisés. La dégradation du matériel s'accélère aussi en raison du lieu des opérations, "en milieu abrasif", explique un ancien militaire : "L’usure du matériel, qui était quatre fois supérieure en Afghanistan par rapport à une utilisation équivalente en Europe, est dix fois supérieure en bande sahélo-saharienne."
"Actuellement, on a des véhicules qui ont entre 30 et 35 ans d'utilisation. Quand les prochains arriveront, on aura 40 voire 45 ans d'utilisation. Ça devient problématique, témoigne un autre militaire, sous-officier et cadre dans l'armée de terre. Je suis de la nouvelle génération, j'ai huit ans de service. Il faut savoir que mon grand-père travaillait sur le même véhicule il y a trente ans."
Budget de l'armée : les militaires confrontés au manque de moyens au quotidien.
Le reportage de Gaële Joly
Le défilé du 14-Juillet, avec des équipements magnifiques, c'est l'arbre qui cache la forêt. C'est comme "Tintin au pays des Soviets" : on voit le décor mais pas l'arrière, qui est très dégradé.
Serge Grouard, spécialiste des questions de défense
"Si l'armée défilait le 14-Juillet avec le matériel utilisé au quotidien, les gens seraient effarés, poursuit l'ancien député. On ne mesure pas l'état de dégradation dans lequel se trouve notre armée."
"Le plus grand plan social de l'administration française"
Outre le vieillissement et l'usure de leur matériel, les militaires subissent aussi de plein fouet la baisse des effectifs. La décrue a commencé avec la RGPP, la révision générale des politiques publiques lancée par Nicolas Sarkozy, qui visait à ne pas remplacer, en moyenne, un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. En dix ans, l'armée a perdu pas moins de 65 000 postes, pointe un ancien militaire spécialiste des questions financières : "C'est le plus grand plan social de l'administration française."
Quel autre ministère aurait accepté de se suicider comme on l'a fait ?
Un haut gradé.
Manque d'effectifs, manque de matériel adéquat...
Au ministère, certains hauts gradés redoutent à présent des "ruptures capacitaires" : "Il y a un moment où sur des théâtres d'opération, des pans de la mission ne pourront pas être remplis."
"C'est comme au bac : on peut faire l'impasse sur un sujet, pas sur dix, résume un officier. Aujourd'hui, en terme de capacité humaine et matérielle, on n'a plus de réserves stratégiques [c'est-à-dire des moyens supplémentaires pour appuyer les forces engagées en cas de besoin]. Ces réserves sont pourtant l'assurance qu'on pourra mener la mission à terme en cas d'imprévu – et l'imprévu est une constante de la guerre, car il ne faut pas compter sur l'adversaire pour qu'il agisse comme nous le voudrions…"
"Rogner sur les entraînements, ça ne se voit pas mais c'est dangereux"
L'autre conséquence de ce manque de moyens, c'est l'impact direct sur l'entraînement des troupes. Un membre des forces spéciales confie ainsi à franceinfo que même dans son service, d'ordinaire préservé des coupes budgétaires, on fait davantage attention aux dépenses, notamment en matière d'entraînement. "On nous dit 'attention, est-ce que cette dépense est vraiment nécessaire ?'... L'entraînement est pourtant capital avant d'aller sur un théâtre d'opération." Pendant deux ans, son service n'a par exemple pas pu s'entraîner avec des hélicoptères, le temps que ceux-ci soient commandés et arrivent dans le service.
Concernant les munitions, les stocks seraient dimensionnés au plus juste. Or, relève l'ancien député Serge Grouard, si les simulateurs permettent des formations à moindre coût, "rien ne remplace les conditions de tir en réel". "Dans des situations de guerre, il faut que les actes réflexes se fassent quasi automatiquement, c'est souvent la condition pour ne pas mourir et gagner. C'est toute la logique des entraînements. Si on rogne là-dessus, ça ne se voit pas, mais c'est dangereux."
Il n’y a même pas de quoi actuellement faire tirer une roquette par an et par tireur dans l’armée de terre...
Une source au ministère des Armées.
Plusieurs des sources interrogées par France info pointent aussi le rôle de l'opération Sentinelle, déclenchée après les attentats de janvier 2015. "Traditionnellement, les soldats alternent des phases d'entraînement, de déploiement et de repos. Cela permet de maintenir des gens en forme et bien entraînés", explique un officier du ministère.
Depuis trois ans, l'opération Sentinelle a tout désorganisé. Elle ne permet plus ce cadencement régulier. Pendant que les soldats sont sur Sentinelle, ils ne s'entraînent pas du tout à ce qu'ils devraient faire.
Un officier
Et ce même officier de citer l'exemple de sous-mariniers nucléaires affectés à l'opération Sentinelle, ou de marins occupés à monter la garde devant le tout nouveau ministère dans le sud de Paris, plutôt qu'à être mobilisés sur des opérations ou à s'entraîner : "Quel gâchis !"
"Il est de plus en plus fréquent que les permissions soient refusées"
Si les moyens se sont dégradés, les missions de l'armée, elles, n'ont pas été réduites, bien au contraire. Conséquence : les conditions de travail sont devenues de plus en plus difficiles. Un haut gradé explique ainsi qu'il fait souvent des semaines de 60 à 70 heures. Quand il a pris son poste il y a quatre ans, il a remplacé deux personnes... Les sous-mariniers, d'ordinaire basés à Brest ou à Toulon, doivent consacrer des jours à l'opération Sentinelle tout en effectuant leurs "jours de mer", rendant l'éloignement avec leurs familles encore plus conséquent.
Les conditions d'hébergement sont, elles aussi, difficiles, l'armée ayant vendu nombre de logements dont elle disposait à Paris. Et le parc restant est dans un état "vétuste, pratiquement insalubre", assure Serge Grouard. Alors que la Défense et la gendarmerie (dont le budget est rattaché à celui de l'Intérieur) consacrent 100 millions d'euros par an à la rénovation de leur parc, l'ancien député estime que le double ou le triple serait nécessaire pendant une dizaine d'années. Il cite par exemple la cité Delpal, à Versailles, où est notamment logé le GIGN : quand il l'a visité en 2015, comme le rapporte Le Figaro (article payant), les familles ne pouvaient pas sortir sur les balcons car ils menaçaient de s'effondrer !
Il n'est plus rare non plus que les militaires ne puissent pas prendre leurs jours de permission, l'équivalent des jours de congés des salariés (même si à la grande différence des salariés, un militaire peut être rappelé même lorsqu'il est en permission). En théorie, ils en ont 45 par an, explique Dominique de Lorgeril, co-président de l'APNM-Marine, l'Association professionnelle nationale de militaires pour la Marine nationale, une organisation professionnelle. "Mais avec l’évolution et l’intensification des conflits, il est de plus en plus fréquent que nous soyons rappelés sans préavis, même étant en permission, ou que les jours de permission nous soient refusés, explique le représentant. Or nous ne pouvons pas mettre ces jours sur l'équivalent d'un CET, ou les monétiser, ils sont tout simplement perdus."
"Nous sommes les laissés-pour-compte depuis 40 ans"
Avec toutes ces contraintes, le recrutement de l'armée devient problématique. "Il y a cinq ans, on avait plusieurs candidats par poste, explique Dominique de Lorgeril. Aujourd'hui, c’est parfois difficile de trouver des candidats. Vous partez jusqu'à 150 à 200 jours dans l'année, vous logez dans des conditions vétustes, vous êtes généralement sous contrat pendant 10 à 15 ans, pour une solde pas très élevée. Sans compter qu'en opérations extérieures ou en mer, vous n'avez pas accès aux réseaux sociaux..."
C'est très difficile d'attirer un jeune dans ces conditions. Il faudrait faire un effort important d’amélioration de la condition militaire.
Dominique de Lorgeril, co-président de l'APNM-Marine.
Toutes les personnes que nous avons interrogées soutiennent en tout cas les prises de position du général Pierre de Villiers. Et dénoncent le "mépris" et l'"humiliation" dont feraient preuve les politiques vis-à-vis de l'armée. Depuis une trentaine d'années, les lois de programmation militaire, censées définir le budget de l'armée sur plusieurs années, n'ont jamais été respectées dans leur intégralité. De quoi affaiblir sérieusement la confiance des militaires dans la parole politique.
"Nous avons été depuis 40 ans les laissés-pour-compte et les oubliés, parce qu'on ne peut pas parler ni manifester, estime une source au ministère. Quand un arbitrage budgétaire est rendu à Matignon, le politique préfère donner à un ministère dans lequel les chemins de fer ou les hôpitaux peuvent être bloqués." "Dans les années 1960, le budget de la défense représentait 4% du PIB, rappelle Serge Grouard. Il est tombé à 3% dans les années 1980, et aujourd'hui on est à moins de 1,5%. On a perdu notre place de première puissance militaire d'Europe. Si on continue, on sera une armée de seconde division."