Quand j'arrivai en Indochine, en février 1947, le général Valluy, chez qui je descendis à Saigon, me parla (l'une « opération très intéressante » envisagée dans l'extrême nord, afin de reprendre le contrôle de la frontière de Chine. Je ne me doutais pas, à ce moment, que j'en serais chargé.
A Hanoi où j'étais envoyé, le général Salan commandait au Tonkin. Sans me faire prévoir ma désignation pour cette opération, il me fit faire deux tournées d'inspection - et d'étude -- l'une en pays Thaï, qui me mena de la rivière Noire à Son La et à Diên Biên Phu, l'autre en zone frontière, entre Tien Yen, sur la baie d'Along, et Lang Son.
A mon retour de ce second voyage, le général Salan, dont la manière était d’agir par touches légères et successives, me dit :
- On va déclencher, à la saison sèche, une opération dans le nord pour sauter sur le gouvernement Viet à Bac' Kan et pour reprendre le contrôle de la frontière de Chine. La liaison avec Bac Kan se ferait en débouchant de Lang Son vers Cao Bang, puis en se rabattant à l'ouest, sur Bac Kan. Réfléchissez à cette opération et envoyez-moi un projet succinct en deux pages.
C'est ainsi que j'appris que cette affaire le concernait directement.
Trois cents kilomètres en zone Viet Les idées se précisèrent peu à peu, ainsi que les moyens nécessaires. Le problème' était le suivant : trois bataillons parachutistes commandés par le colonel Sauvagnac devaient sauter par surprise à Bac Kan, Cho Moï et Cho Chu localités où l'on savait qu'Hô Chi Minh avait replié son gouvernement et nettoyer la région.
Pour venir tendre la .main à ces parachutistes, les dégager éventuellement et, en tout cas, les évacuer pour des opérations ultérieures, il fallait, au départ de Lang Son, parcourir en zone Viet environ 300 kilomètres d'un vaste arc de, cercle dans un pays de montagnes escarpées et de forêts épaisses et franchir le col Léa (d'où le nom de l'opération) en se rabattant vers le sud. .
Les reconnaissances aériennes montraient que les 120 premiers kilomètres de la R.C.4 comportaient de nombreuses destructions (de l'ordre de 130 coupures). En outre, il fallait franchir à That Khé le Song Ki. Kong, large de "lus de 100 mètres, venant de Chine, et dont le pont avait sauté. Par, contre, à Cao Bang, le pont était intact, ainsi que la route entre Cao Bang et Bac Kan.
Mon plan consistait donc, d'une part, à assurer le pont de Cao Bang en faisant sauter un bataillon parachutiste à Cao Bang; d'autre part, à rejoindre Cao Bang 'au plus tôt en engageant simultanément d'importants moyens du génie progressant à pied pour réparer plusieurs coupures à la fois.
L'infanterie devrait progresser à pied pour précéder et couvrir le génie qui comportait deux bataillons de 2 000 coolies. On devait ainsi atteindre Cao Bang en trois ou quatre jours puis, la route étant libre, franchir en véhicules les 200 kilomètres séparant Cao Bang de Bac Kan. Les parachutistes seraient rejoints le sixième ou septième jour.
Pour surprendre les Vies, la progression se ferait de nuit et les travaux de jour. Je disposais, en plus des quatre bataillons parachutistes, de trois bataillons de légion, d'un bataillon marocain, d'un bataillon colonial, d'un groupe d'artillerie, d'un régiment blindé léger, le R.I.C.M. En outre, j'avais constitué un détachement monté sur mulets de la valeur d'un bataillon.
Les deux sauts de Fossey-François L'opération' déboucha par surprise 'le 9 octobre 1947. J'avais regroupé toutes mes forces dans la région de Dinh Lap, au sud de Cao Bang, au carrefour de la route de Phu Lang Tuong, de façon à faire croire que c'était cette direction qui était menacée. En fait, la surprise joua complètement.
A Bac Kan, Cho Moï et Cho Chu, les parachutages s'effectuèrent parfaitement, encore qu'à Bac Kan la zone de saut était occupée par une unité vi et qui faisait l'exercice ... Elle fut mise rapidement hors de cause.
Un incident curieux vint un moment déranger le scénario : un radio communiste, dans le « Catalina » qui survolait l'opération, transmit un message annonçant la capture d'Hô Chi Minh et demandant l'arrêt de l'opération.
Le général Salan, très sagement, attendit confirmation, Voyant que l'opération continuait, le radio signala que la situation à Bac Kan était critique et demandait des renforts. Le général Salan variant a alors sur Bac Kan le bataillon Fossey-François qui devait sauter sur Cho Chu, et le colonel Sauvagnac eut la surprise de l'accueillir devant son PC, apprenant alors tout l'imbroglio qui venait de se produire. [Seul, le premier stick avait sauté, car, entre-temps, de nouveaux messages bizarres avaient achevé de faire douter Salan et l'avaient incité à interrompre le largage sur Sauvagnac (1) J. Fossey-François fut immédiatement renvoyé par avion léger sur Hanoi, rendit compte de l'erreur et sauta, dans l'après-midi, sur son véritable objectif, battant ainsi, avec deux sauts de guerre le même jour, le record mondial des parachutistes.
A Cao Bang, le, parachutage commença mal car le premier avion fut descendu par une mitrailleuse Viet. Les autres avions, indemnes, larguèrent le bataillon de Vismes qui s'empara rapidement de la ville et du pont.
Ma colonne, débouchant de Dong Dang à 9 heures du soir, bouscula quelques postes viets et s'enfonça vers le nord. Au matin, la progression était de l'ordre de 20 kilomètres, mais il apparaissait que deux des destructions ne pourraient pas être réparées dans les délais prévus. Le schéma optimal que nous avions préparé ne pouvait pas s'appliquer : il fallait pousser à pied dès que possible pour rejoindre Cao Bang. Le génie, avec son escorte, nous rejoindrait avec les véhicules dès que la route serait rétablie, La colonne à pied serait ravitaillée par parachutes.
Je, partis avec la colonne à pied. Le Song Ki Kong devait être traversé sur des radeaux, les animaux à la nage et nous n'eûmes qu'un noyé ... Puis, dépassant That Khé, nous nous engageâmes de nuit sur la R.C. 4 que les Viets avaient eu le temps de barrer avec des abattis. Le paysage, que l'on devinait dans cette forêt dominée par les falaises calcaires, était sinistre. Mais partout les Vies, complètement surpris, avaient fui.
A Dong Khé, le premier parachutage de vivres et de munitions donna lieu à un combat assez confus avec les Viets embusqués sur les hauteurs, qui venaient d'incendier le village.
Une ville déserte Après un court sommeil de deux heures, on reprit la progression vers Cao Bang, toujours de nuit. Au jour, nous débouchions dans une étroite vallée quand nous fûmes 'arrêtés par une mitrailleuse qu'il fallut débusquer. La progression reprit et, à un tournant de route, nous trouvâmes le commandant de Vismes, venu au-devant de nous avec une escorte à bicyclette - bicyclettes trouvées à Cao Bang.
Dans l'après-midi, la colonne entrait à Cao Bang, ayant franchi 70 kilomètres en 24 heures. Elle tint cependant à défiler devant moi, dans cette ville presque déserte d'habitants, les rues encombrées de meubles que les Viets avaient fait sortir parce qu'ils allaient détruire la ville au moment du parachutage. Ce défilé spontané est le souvenir le plus poignant de ma carrière militaire.
Il nous fallut attendre la colonne motorisée à Cao Bang pendant quarante huit heures. Dès qu'elle arriva, je découplai, toujours de nuit, la colonne motorisée, tous phares allumés, le R.I.C.M. en tête. Malgré quelques accrochages, la progression se fit assez vite. Comme prévu, nous atteignions Bac Kan en quarante-huit heures, avec des pertes très légères. Naturellement, j'avais égrené mes unités le long de la route pour former des postes, rallier les populations Tho et faire tache d'huile. L'opération - parachutages et liaison- avait pris moins de dix jours.
Du 20 octobre à la fin novembre fut entreprise une série d'opérations de détail tendant à étendre notre action, d'abord jusqu'à la frontière chinoise, ensuite pour renforcer notre liaison avec Lang Son où, déjà sur la R.C.4, plusieurs embuscades très dures nous avaient -causé des pertes.
Dans la région de Bac Kan, toutes les archives, la presse à billets d'Hô Chi Minh avaient été saisies. La région avait été parcourue jusqu'au lac Ba Be. Au nord, nous avions rouvert les mines d'étain de Tin Tuc et nous avions rallié les Man Kok. Par contre, dans l'ensemble, les populations Tho, emmenées dans les forêts par les Viets, n'avaient pu - sauf à That Khé - être libérées.
Nous tenions cette longue « route coloniale n° 4 » (R.C. 4), mais la sécurité y était précaire, faute de renseignements que, seule, la population eût pu fournir.
Dans le « réduit » vietminh Dans cette situation, il eut été logique de continuer nos opérations de dégagement. Mais la situation générale commandait une autre attitude : nous étions en pourparlers avec Bao-Daï, et l'on voulait le convaincre de traiter avec nous. Pour cela, le général Valluy estimait nécessaire de lui montrer la précarité de la situation d'Hô Chi Minh en reprenant le nettoyage de la zone du « réduit » vietminh, au sud-ouest de Bac Kan.
A cet effet, on me reprit la plupart des unités parachutistes et, tout en me laissant les mêmes charges territoriales, on m'ordonna' d'entreprendre ce nettoyage avec une colonne légère de deux bataillons, prélevés sur mes forces.
Ce fut une aventure assez particulière : pendant un mois, avec cette colonne entièrement à pied composée d'un bataillon marocain et du bataillon parachutiste de choc, une batterie d'artillerie de montagne, une section du génie et une antenne chirurgicale, nous avons parcouru en zigzag ce fameux réduit.
Tous nos déplacements se faisaient de nuit par les routes et par les pistes en forêt, avec, parfois, de très longues étapes pour surprendre les Viets. Aussi, à plusieurs reprises, nous avons rencontré des isolés, voire des unités entières, qui, de loin (à 100 mètres), nous prenaient pour des Viets !
Nous avons eu quelques combats, d'ailleurs tellement confus que j'avais fait porter des foulards de couleur, faits avec des parachutes pour éviter les méprises. Nous avons trouvé des dépôts d'armes, de munitions, des paillottes transformées en ateliers. Nous faisions, tous Ies soirs, un petit terrain d'atterrissage dans une rizière pour pouvoir évacuer nos blessés que nous avions préalablement opérés. Notre ravitaillement se faisait par parachute.
Au bout d'une dizaine de jours, l'ennemi finit par comprendre notre tactique et commença à monter des embuscades qui, la nuit, étaient assez impressionnantes sans être très dangereuses mais qui, surtout, permettaient de nous causer des pertes par des obus ou des grenades piégées qu'il faisait sauter à notre passage.
Les dix jours suivants furent plus difficiles et il nous fallut nous déplacer de jour après que nous eûmes découvert par hasard la préparation d'une embuscade monstre où nous aurions pu avoir de grosses pertes.
À quelques mètres d'Hô Chi Minh A ce moment, le général Salan (pour impressionner Bao-Daï, sans doute) me demanda 'de remonter à Cho Chu, mon point de départ. Toutes les routes étant piégées, je résolus d'y aller par les pistes de forêt et, en fait, nous atteignîmes Cho Chu sans un coup de fusil, surprenant là aussi une unité viet à l'exercice! Le retour fut un peu plus difficile, mais nous eûmes la chance de nous en tirer sans pertes, malgré les tireurs embusqués.
Revenant vers Hanoi par Thai Nguyên (c'est-à-dire par le sud), j'étais un moment couvert par les parachutistes de Sauvagnac, puis nous eûmes à traverser le Delta, lui aussi truffé de mines. Après quelques incidents, dont l'incendie d'un village où nous campions et où nous avions failli être rôtis, après un combat rapide avec les tu vé locaux, nous arrivions, la veille de Noël, au pont des Rapides. Notre aventure était terminée.
L'ensemble de cette opération montrait qu'à cette époque, à condition de manœuvrer constamment pour tromper l'ennemi, une force de quelques bataillons suffisait pour semer le trouble réduit vietminh et pour forcer le « gouvernement» à se réfugier de forêt en forêt. Un moment l'ennemi crut sa fin arrivée. Giap lui-même a raconté qu'ayant à côté de lui Hô Chi Minh, ils avaient vu, cachés dans un buisson, l, passage de ma colonne et qu'ils avaient pensé être capturés.
Il aurait donc fallu continuer ce genre d'opérations qui n'eussent pas manqué d'être très payantes, à la longue
Tout au contraire, à peine Bao-Daï rallié par la conférence de la baie d'Along, on retira une partie des troupes qui tenaient la R.C.4. Moi-même, j'étais affecté en Cochinchine. La R.C. 4, laissée à elle-même, avec des moyen in suffisants, devenait un élément de faiblesse au lieu d'être une force, Faute d'une politique suivie et d'une stratégie saine, on laissa pourrir cette région de 1947 à 1950, jusqu'à ce que l'évacuation devienne inévitable et que celle-ci sot effectuée trop tard, et sans précautions convenables.
Notre magnifique succès à Cao Bang de 1947, passé inaperçu à l'époque, aurait le triste privilège de conférer au nom de Cao Bang le souvenir' du nom d’une défaite.
GENERAL BEAUFRE(1) Une commission d'enquête retint comme suspect N° 1 le maître Tanguy, de l'aéronavale, radio à bord du • Catalina " P.C des transmissions, On ne put déterminer s'il était mû par la malveillance ou la volonté de trahir, (ND,L.R,)