BEN BOULAÏD
« OPERATION- CHOC »
SOIGNEUSE MISE EN SCENE IMAGINEE PAR LES SERVICES SPECIAUX FRANCAIS
LE 15 mars 1956, un DC-3 se livra à un parachutage de ravitaillement au-dessus d'un piton, à Nara, à quelques kilomètres au sud-est de Menaa. Au sol, les quarante hommes du G.L.I. 1, l'une des unités de pointe du célèbre 11 e « choc » - le régiment « Action » du S.D.E.C.E. -, observaient la manœuvre. Six jours auparavant, le capitaine Krotoff, figure légendaire du 11e « choc » avait trouvé la mort au cours d'un accrochage à la tête du G.L.!. 1. Et l'opération de parachutage à laquelle se livrait le DC-3 devait venger les paras de la disparition de leur chef bien-aimé. L'avion largua d'abord deux chargements de riz. Suspendus aux corolles gracieuses des parachutes, les énormes ballots de ravitaillement atterrirent presque aux pieds des hommes du 11 e « choc ». Mais, au troisième passage, ce fut l'incident. Le parachute soutenant le troisième colis s'accrocha à la roulette de queue de l'appareil. Le parachutage était loupé. S'il parvenait à se détacher, le chargement atterrirait à des kilomètres de la dropping zone (1) prévue, en pleine zone rebelle. L'appareil radio perfectionné qui pendait au bout des suspentes du parachute allait grossir le butin des maquisards chaouïas du chef: rebelle Ben Boulaïd. Cette éventualité ne sembla émouvoir ni les officiers ni les hommes du G.L.!. 1, qui observaient la manœuvre avec curiosité mais sans fébrilité. Et pour cause. Toute cette opération était le fruit d'une soigneuse mise en scène imaginée par les services spéciaux français. Pour frapper à la tête l'état-major insaisissable de la zone rebelle de l'Aurès, le se r v i c e « Action » du S.D.E.C.E. avait mis au point une opération très particulière que le capitaine commandant le G.L.I. 1 avait expliquée à ses hommes au bivouac de Menaa : « Pour une fois, dit-il on ne va pas à la bagarre. On « gamberge ». Peut-être sera-ce mieux. On va quitter Menaa, comme si on partait pour une « opé » de quelques jours. On sera observés par les « sonnettes » (2). Mais c'est ce qu'il nous faut. Ils ont trop la trouille pour nous attaquer. On va grimper sur un piton au sud de Tamchet et s'y installer. Puis un avion nous parachutera trois colis. Les deux premiers - des sacs de riz - seront récupérés, mais le troisième, un poste de radio, tombera hors de notre portée. Il sera récupéré par les « fells » ! Et comme c'est un poste ultramoderne, ils vont le porter d'autorité au chef le plus important de la région. Peut-être Chihani, peut-être Adjel Adjoul, peut-être Ben Boulaïd ! Une patrouille de chez nous partira pour faire semblant de récupérer le zinzin. Elle partira ... pas trop vite. En route, vous direz aux fellahs que c'est un poste très important pour nous. Qu'il y aura une bonne récompense pour celui qui nous permettra de le récupérer. Raison de plus pour que les « fells » l'apportent à un chef important et que celui-ci ait envie de « l'essayer » ... Et alors ... !
Un poste piégé Car ce poste émetteur-récepteur avait été fabriqué au centre de Cercottes, où des spécialistes non seulement entrainaient les réservistes du régiment Action » du S.D.E.C.E., mais encore fabriquaient mille et un gadgets dont les agents du service ou les paras du 11e profitaient. Ce poste était piégé et devait exploser dès qu'on le mettrait en route sur batterie ou sur courant. Sur piles, il fonctionnait tout à fait normalement. Et seul un chef important pouvait avoir à sa disposition une cache où il y eût du courant électrique! Enfin, le plus méfiant des rebelles ne pourrait se douter du piège. Même en ouvrant l'émetteur ! L'explosif ne se trouvait pas dans le poste. C'était le poste lui-même, sa carcasse, qui était « en explosif» !...
Dans le ciel, le DC-3 tournait inlassablement. Enfin, le parachute se détacha. Vu du sol, cela paraissait le fruit du hasard. En réalité, dans la carlingue, un agent du centre de Cercottes venait de couper le filin qui retenait le parachute à la roulette de queue. L'opération était parfaite. Le pilote avertit par radio les hommes du G.L.I. 1 que le plan avait réussi. « Je les vois, cria-t-il. Les « fells » sortent de la forêt. Ils courent vers le pépin. Ils l'embarquent. Le poste est pris! »
Comme prévu, la patrouille de « récupération » arriva trop tard. A son retour, le capitaine commandant le G.L.I. 1 ordonna: « Demain matin, on décroche. La balade est terminée. On rentre à Menaa. Je crois qu'on a bien joué la comédie. Il ne nous reste plus qu'à attendre. »
C'est le 4 novembre 1955 que Ben Boulaïd, l'un des six « fils de la Toussaint », avait réussi à s'évader de la prison de Constantine après neuf mois d'incarcération. Beaucoup de bruits avaient circulé à l'époque. Comment un condamné à mort avait-il pu s'échapper ainsi? Comment un si redoutable adversaire vivait-il dans un dortoir de 70 lits? Il Y avait des complicités! Chez les Européens ultras, on murmurait que ce Vincent Monteil, ancien chef du cabinet militaire de Soustelle, qui avait rencontré Ben Boulaïd après son arrestation, y était pour quelque chose. Mais, depuis bien longtemps, Monteil n'était plus en Algérie.
Chihani plastronne
La rupture avec Soustelle s'était faite avec éclat. Du côté F.L.N., on laissa entendre que Ben Boulaïd avait dû faire alliance avec la police et que son évasion n'était qu'une habile mise en scène destinée à introduire un « mouton » dans les maquis de l'Aurès r C'est que le retour de Ben Boulaïd à la tête des maquisards chaouïas ne faisait nullement l'affaire de ses successeurs. A son arrestation, à la frontière tuniso-libyenne, c'est Chihani Bachir qui l'avait remplacé... avec joie! Mais sous sa direction - ou plutôt son absence de direction -, le F.L.N. de l'Aurès s'était replongé avec délectation dans ses querelles de tribus, ses oppositions de clans. Les deux adjoints de Chihani - Adjel Adjoul et Laghrour Abbès - n'avaient rien fait pour arranger les choses. C'était pour eux l'occasion unique de jouer les petits chefs de bande sans rendre de comptes à personne. En outre, Chihani, peu courageux de nature et très sensible au charme basané des plus jeunes maquisards, avait accumulé faute sur faute.
Le 23 septembre 1955, pour « impressionner » la population de l'Aurès et prouver « son autorité » sur les bandes éparses, il avait réuni à Djeurf plus de 300 combattants, des caravanes de chameaux et les moussbilin des douars d'alentour. Chihani, pendant de longues heures, avait plastronné devant ses hommes, dont certains le prenaient pour un descendant direct de l'envoyé d'Allah sur terre! Mais lorsque était arrivée la nouvelle de l’encerclement du lieu de réunion par l’armée française, Chihani avait refusé de tenter une percée, comme l'en pressaient Laghrour Abbés et Adjel Adjoul. Ces deux derniers étaient partis avec leurs hommes et, après de multiples accrochages, avaient réussi à passer sains et saufs les lignes françaises. Par miracle, Chihani lui aussi s'en était tiré. Mais de nombreux moudjahidin restaient sur le terrain. Chihani ne devait pas se relever de cette perte de prestige. Adjel Adjoul et Laghrour Abbès en profitèrent pour l'éliminer et prendre sa place. Est-ce avant ou après la mort de Chihani que Ben Boulaïd retrouva la liberté et son Aurès? Les avis sur ce point diffèrent. Pour les uns - qui s'appuient sur les déclarations que fera Adjel Adjoul lorsqu'il sera fait prisonnier par l'armée française - c'est huit jours avant l'évasion de Ben Boulaïd que Chihani fut exécuté. Pour d'autres -dont je suis, et qui s'appuient sur les récits des chefs militaires du F.L.N., Ben Tobbal et Krim Belkacem - c'est après la disparition de Ben Boulaïd que Chihani fut éliminé par ses « compagnons ».
Le 27 mars 1956 Quoi qu'il en soit, c'est un Aurès en pleine anarchie que retrouve Ben Boulaïd après son évasion. L'anarchie berbère, celle qui fait d'un étranger un ennemi. Et qui n'est pas de la tribu est étranger. Mostefa Ben Boulaïd, qui avait pu, grâce à son grand prestige, réduire cet ostracisme ancestral lors de la préparation du 1er novembre 1954, dut tout reprendre de zéro. Avec toutefois cette différence non négligeable que les bandes F.L.N. éparses avaient su - par la persuasion ou par la terreur, selon le caractère des chefs - s'allier la majeure partie de la population.
En trois mois, Ben Boulaïd réussit non seulement à redonner une unité à la zone de l'Aurès, mais à établir des liaisons avec Zighout Youssef et son adjoint Ben Tobbal, chefs de la zone de Constantine. Sous sa direction, les diverses bandes acceptèrent d'oublier leurs griefs et leurs traditions tribales pour concentrer leurs efforts sur la lutte contre l'armée française. Les mois de février et mars virent se multiplier les accrochages entre les djounoud de Ben Boulaïd et les meilleures unités de la légion et de parachutistes que le commandant de la Xe région militaire avait envoyées pour réduire les « bandes rebelles ». Loin de les réduire, légionnaires et parachutistes, s'ils avaient porté de sérieux coups aux unités F.L.N., avaient essuyé un certain nombre d'échecs et de pertes. C'est au cours d'un de ces engagements que six légionnaires allemands - séduits par la propagande F.L.N. qui leur promettait, s'ils livraient leurs armes, de les rapatrier en Allemagne sains et saufs - avaient déserté. C'est également au cours d'un accrochage particulièrement violent, le 9 mars, que le capitaine Krotoff, chef du G.L.I. 1, avait trouvé la mort.
Devant cette série de revers et surtout devant l'incapacité de l'armée de remonter jusqu'à ces chefs insaisissables qui chaque jour contaminaient un peu plus l'Aurès, les services spéciaux montèrent l'opération « poste piégé » à laquelle nous avons assisté.
Ce n'est que plusieurs mois après que les services spéciaux et les hommes du 11 e « choc » apprirent le succès total de l'opération.
Comme prévu, les maquisards sortis de la forêt au sud de Tamchet récupérèrent le poste et le firent parvenir à l'autorité suprême de la région, Ben Boulaïd. Le 27 mars 1956, celui-ci brancha le poste sur une batterie et tenta d'établir le contact. On ne retrouva rien du corps de Ben Boulaïd. Son adjoint, Chelihi Lakhdar, et deux djounoud périrent avec lui. Krotoff était vengé. Le 11° « choc» et les spécialistes de Cercottes avaient remporté leur plus belle victoire. Car après la mort de Ben Boulaïd, l'Aurès, berceau de la révolution, allait retomber dans l'anarchie. Il faudra attendre 1958, et encore, pour que l'Aurès retrouve un vrai chef et un semblant d'unité!
Yves COURRIÈRE. (Historia Magazine N°213)
(1) Zone de largage ou d'atterrissage pour hélicoptères.
(2) Guetteurs de l’A.L.N.