Je soumet à votre critique, la vision par Thierry Meyssan des évènements du 13 mai 1958Un coup d'état militaire monté par la CIA
04 Avril 2011
Le coup d’État du 13 mai 1958 1958, voici quatre ans que l’Algérie est le théâtre d’une nouvelle guerre coloniale. Pour écraser le mouvement de libération nationale, les gouvernements de gauche ont fait appel au contingent. Quatre cent mille hommes ont été envoyés au combat dans le vain espoir de trouver une solution militaire à un problème politique. Après la défaite de Diên-Biên-Phu et la perte de l’Indochine, après l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, celle de l’Algérie paraît inévitable. L’opinion publique métropolitaine y est clairement favorable, mais aucun gouvernement ne dispose d’une majorité suffisante à la Chambre des députés pour la réaliser. Petit à petit, l’idée d’un nouveau Front populaire fait son chemin. L’alliance des radicaux, des socialistes et des communistes, au sein d’un même gouvernement, garantirait la stabilité nécessaire pour mettre fin à la guerre.
À Washington, le Conseil national de sécurité (NSC, National Security Council ; le site de la Maison Blanche propose un historique du Conseil) anticipe avec inquiétude cette éventualité. En pleine guerre froide, l’entrée des communistes au gouvernement français menacerait l’équilibre politique de l’Europe occidentale et risquerait de déstabiliser en chaîne d’autres États alliés. Elle menacerait directement la sécurité du commandement de l’Alliance atlantique, installé sur le sol français. Elle compromettrait le rôle stratégique dévolu à la force de dissuasion nucléaire française, en cours de constitution, au moment précis où les transferts de technologies américaines permettent d’envisager une première explosion expérimentale. En ouvrant la voie à l’indépendance de l’Algérie, elle placerait inévitablement au pouvoir le seul FLN pro-soviétique au risque de le voir autoriser l’URSS à installer des missiles stratégiques en Afrique du Nord, pointés sur l’Europe occidentale.
En application du National Security Act du 26 juillet 1947 [1]« dans l’intérêt de la paix dans le monde et dans l’intérêt de la sécurité nationale des États-Unis », le Conseil national de sécurité étudie alors les possibilités d’action secrète pour empêcher l’arrivée
des communistes au gouvernement français et la prise de contrôle de l’Algérie par les marxistes du FLN. Les informations recueillies par la Central Intelligence Agency (CIA) font état de l’hostilité des officiers supérieurs français à « l’abandon » de l’Algérie et de la lassitude de l’opinion publique. Les rapports du « département des coups tordus », sobriquet de la Direction de la planification, indiquent que les agents « stay-behind » recrutés en France, formés et entretenus par les services secrets de l’Alliance atlantique, sont en mesure de fomenter un coup d’État militaire. Le Département d’État considère que l’instauration d’une dictature militaire en France compromettrait l’image du « monde libre ». Après consultation, il énonce qu’un coup d’État n’apporterait de solution que si l’officier ou la junte au pouvoir auto-limitaient leur dictature et rétablissaient rapidement les libertés démocratiques au sein d’un régime renouvelé d’où les communistes seraient écartés. Pour donner une orientation politique à une junte, on cite le nom d’un général nationaliste, Charles De Gaulle, que le président Eisenhower a connu lorsqu’il dirigeait à Londres le gouvernement en exil de la France libre. Bien que les Anglo-Américains l’aient tenu à l’écart des conférences de Téhéran et de Yalta, puis du débarquement, les États-Unis avaient en définitive reconnu in extremis son gouvernement en exil, l’avaient autorisé à entrer avant eux dans Paris, et l’avaient installé à la tête d’un gouvernement provisoire pour qu’il jugule la pression communiste. Mais De Gaulle, qui n’avait pas encore construit sa légende, fut rapidement chassé du pouvoir par les urnes. En décembre 1947, les Américains songèrent à l’utiliser à nouveau et John F. Dulles [2] vint lui rendre visite pour sonder sa volonté de participer à un éventuel coup d’État en cas de triomphe électoral des communistes. Depuis, ce général attend son heure dans sa retraite de Colombey-les-Deux-Églises.
Le général Dwight D. Eisenhower autorise l’exécution du plan élaboré par le NSC (document 5721/1 du NSC, émis en 1957 [3]), et préparé par le Département de la planification (ex-OPC). Conformément au protocole secret du Traité de l’Atlantique-Nord, le président des États-Unis fait informer oralement le président du Conseil français, le radical Félix Gaillard, que l’Alliance met en œuvre les moyens nécessaires pour faire barrage à un nouveau Front populaire. À cette fin, il dépêche un représentant spécial à Paris, le sous-secrétaire adjoint aux Affaires politiques, Robert D. Murphy. Ce dernier est reçu à l’hôtel de Matignon, le 11 avril 1958. Accompagné par l’ambassadeur Amory Houghton, il remet à Félix Gaillard une lettre sur la situation en Afrique du Nord [4] et transmet un supplément oral. Il est peu probable que le chef du gouvernement ait compris la signification exacte de ce message, peut-être s’est-il attendu à une simple opération de déstabilisation du Parti communiste. Les 29 et 30 avril 1958, les États-Unis convoquent à Paris la première réunion de l’Allied Coordination Committee (ACC) [5] au cours de laquelle, selon le relevé de décisions, ils « développent des avis de politique en matière d’intérêts communs concernant le stay-behind ». Bref, ils réorganisent le réseau et informent leurs alliés que les intérêts communs de l’Alliance exigent de faire intervenir les stay-behind en France.
Le temps des complotsEn 1957-58, les stay-behind préparent l’arrivée de Charles De Gaulle en suscitant des complots [6]. Le plus connu est celui du « Grand O ». Il est dirigé par le général Cherrière (CR), fondateur des Unités territoriales qui disposent de vingt-deux mille réservistes, désigné sous le nom de code de « Grand A ». Le général Lionel-Max Chassin, président de l’Association des anciens d’Indochine et coordinateur de la défense aérienne de l’OTAN pour la zone Centre-Europe [7], est devenu « Grand B ». Chassin est par ailleurs l’un des responsables du « Brain Trust Action », la cellule assassinat du réseau stay-behind. Les conjurés sont recrutés par l’inévitable Docteur Martin, alias « Grand V », figure historique de la « Cagoule » [8]. Ils rassemblent des syndicalistes et divers officiers d’extrême droite disposant chacun de leurs propres réseaux dans les armées. Le sergent Yves Gignac, secrétaire général de l’Association des anciens d’Indochine, puise dans une organisation de vingt-huit mille membres.
Tandis que le jeune colon Robert Martel peut compter sur des militants de l’Union française nord-africaine (UFNA) dont il est secrétaire général. Le complot dispose d’une antenne à Alger chez l’occultiste Rolande Renoux. Aux yeux de ses membres, le « Grand O » se propose de sauver l’Empire français en plaçant l’Armée au pouvoir.
Précisément, des officiers supérieurs craignent d’être privés de leur victoire par une capitulation politique comme ils pensent l’avoir été en Indochine. Ils veulent obtenir les pleins pouvoirs en Algérie et des moyens militaires illimités pour écraser la rébellion. Le général Jacques Massu réunit autour de lui ceux pour qui, seul le général Charles De Gaulle est capable d’une telle politique de fermeté. Ne s’est-il pas montré impitoyable, en mai 1945, donnant l’ordre de massacrer des dizaines de milliers de Nord-Africains manifestant à Sétif qui, s’étant battus à ses côtés contre l’Axe, croyaient avoir gagné
leur liberté ?
Le lieutenant-colonel Jacques Foccart assure la coordination entre « le » Général et les différents groupes de comploteurs. Le sénateur Michel Debré supervise la propagande en s’appuyant notamment sur l’hebdomadaire grand public
Carrefour d’Émilien Amaury et Jean Dannenmüller [9] et sur le bulletin
Le Courrier de la Colère de Jean Mauricheau-Baupré. L’activité des stay-behind, devenue voyante, est couverte par le ministre de la Défense, Jacques Chaban-Delmas.
Le moment est venu pour les Américains de passer à l’offensive. Le 30 avril 1958, Michel Debré déclare « Il n’est que temps de réagir et, depuis les meilleurs siècles de la République romaine, on sait ce que signifie réagir. Le gouvernement de Salut public est la seule formule moderne qui définit les mécanismes très anciens grâce auxquels, la Rome libre et fière, en ces temps de crise, allait chercher un Cincinnatus [10] pour lui confier, pendant un temps déterminé, et avec des pouvoirs exceptionnels, le soin de faire la politique que les mécanismes habituels étaient, par faiblesse interne ou devant la gravité des dangers externes, hors d’état d’imposer » [11]. Au
New York Times qui lui demande s’il pourrait s’emparer du pouvoir, Charles De Gaulle répond : « Pourquoi pas ? J’ai déjà réalisé deux coups d’État dans ma vie. En juin 1940, quand j’ai établi notre mouvement à Londres, j’ai accompli un coup d’État. Et, en septembre 1944, j’ai fait un coup d’État à Paris... J’ai constitué un gouvernement, j’étais le gouvernement ».
Le coup d’Etat débute à AlgerLe 9 mai 1958, le secrétaire d’État, John F. Dulles, voyageant entre Berlin et Washington, fait une escale de quelques heures à Paris, non pas pour y rencontrer les autorités françaises, mais pour une réunion de travail avec des diplomates et généraux américains en poste en Europe. Il transmet le feu vert de l’opération. Le jour même, le général Raoul Salan télégraphie une mise en garde au gouvernement : « La presse laisse penser que l’abandon de l’Algérie serait envisagé par le processus diplomatique qui commencerait par des négociations en vue d’un cessez-le-feu [...] L’armée française, d’une façon unanime, sentirait comme un outrage l’abandon de ce patrimoine
national. On ne saurait préjuger de sa réaction de désespoir ».
Le 13 mai, sur le forum d’Alger, une manifestation de colons en hommage à trois prisonniers exécutés par le FLN, tourne à l’insurrection.
Dans la foule, on reconnaît deux spécialistes de la subversion, directement arrivés de Paris : Delbecque et Ousset. Léon Delbecque représente le ministre de la Défense, Jacques Chaban-Delmas, au cabinet duquel il est chargé de mission. Jean Ousset [12],
qui est reconnu comme un maître à penser par de nombreux officiers supérieurs, est envoyé par le Secrétaire général permanent de la Défense nationale, Geoffroy Chodron de Courcel [13]. Il est aussi le fondateur de la Cité catholique et le représentant politique en France de l’Opus Dei [14].
La foule prend d’assaut et saccage le Palais du Gouvernement. Elle déboulonne la statue de la République. Les généraux Jacques Massu et Raoul Salan, qui participent au complot, prennent la tête des insurgés. Ce sont des « durs » qui ont commandé la « bataille d’Alger » et généralisé la torture face au FLN. Apparaissant au balcon du Palais, ils annoncent la création d’un Comité de Salut public, sorte de gouvernement provisoire. Après un moment d’hésitation, Salan renonce plus ou moins au leadership politique et lance un appel à De Gaulle. Parmi les trente-quatre membres du Comité, on trouve Robert Martel et Léon Delbecque, déjà cités, et Pierre Lagaillarde, Joseph Ortiz, Claude Dumont et le colonel Roger Trinquier, qui joueront pour longtemps un
rôle de premier plan. Le soir, Massu télégraphie au président de la République, René Coty :
« Vous rendons compte création Comité Salut public Civil et Militaire à Alger, sous ma présidence, moi général Massu, en raison gravité exceptionnelle et nécessité absolue maintien de l’ordre, et ce pour éviter toute effusion de sang. Exigeons création à Paris d’un gouvernement de Salut public, seul capable de sauver l’Algérie partie intégrante de la métropole ».
Le président Coty lui écrit en retour : « Gardien de l’unité nationale, je fais appel à votre patriotisme et à votre bon sens pour ne pas ajouter aux épreuves de la patrie celle d’une division des Français en face de l’ennemi [...] Je vous donne l’ordre de rester dans le devoir sous l’autorité du gouvernement de la République française ».
Le 15 mai, la foule scande sur le forum « L’Armée au pouvoir ! ». Le général Raoul Salan abat les cartes en lui répondant au balcon du Palais : « Vive la France, Vive l’Algérie française ! Vive le général De Gaulle ! ». À Paris, les partisans du Comité de Salut public, gaullistes et fascistes du Parti patriote révolutionnaire (PPR) et de Jeune Nation [15], défilent côte à côte sur les Champs-Élysées. Derrière le député Jean-Marie Le Pen, qui ouvre un cortège où se mêlent croix de Lorraine et croix celtiques, ils crient « Algérie française », « Les députés à la Seine ! », « De Gaulle au pouvoir ! ». Le service d’ordre de la manifestation est assuré par l’Association pour l’appel au général De Gaulle dans le respect de la légalité républicaine (sic), une structure mise en place par le stay-behind [16].
Le 16 mai, le gouvernement de Pierre Pflimlin, qui vient tout juste d’être constitué, n’ose pas sanctionner les généraux d’Alger. Il se contente de prévenir la contagion dans les armées en cantonnant le plus loin possible les officiers supérieurs les moins loyalistes. Il décrète la dissolution des ligues fascistes qui viennent de le défier, Jeune
Nation et le PPR. Certains dirigeants sont interpellés et écroués.
D’autres plongent dans la clandestinité. M
e Jean-Baptiste Biaggi et Alain Griotteray, respectivement président et secrétaire général du PPR, s’enfuient en Espagne d’où ils gagnent Alger dans un avion affrété pour eux par le « caudillo » Franco. Ils parviennent à prendre contact avec Massu, mais sont refoulés par Salan, qui ne veut pas partager la vedette. De même, les députés Jean-Marie Le Pen et Jean-Maurice Demarquet tentent de rejoindre Alger et sont également refoulés par Salan. Sur le chemin du retour, ils font une escale en Andorre, pour y rencontrer un des chefs des stay-behind, Pincemain [17]. Pendant ce temps, le Parlement vote l’état d’urgence pour trois mois. Les préfets peuvent prononcer des interdictions de circulation et des couvre-feux. Ils peuvent fermer tout lieu de réunion et assigner qui bon leur semble à résidence. La presse écrite et audiovisuelle est soumise à la censure.
Les Américains de dévoilentPour De Gaulle, le fruit est mûr. Dans un communiqué, il déclare : « La dégradation de l’État entraîne infailliblement l’éloignement des peuples associés, le trouble de l’armée au combat, la dislocation nationale, la perte de l’indépendance. Depuis douze ans, la France, aux prises avec des problèmes trop rudes pour le régime des partis, est
engagée dans ce processus désastreux. Naguère le pays dans ses profondeurs m’a fait confiance pour le conduire tout entier jusqu’à son salut. Aujourd’hui, devant les épreuves qui montent de nouveau vers lui, qu’il sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République » (15 mai 1958). Ce que L’Humanité résume dans son titre de « une » : « De Gaulle jette le masque. Le chef des généraux factieux revendique le pouvoir personnel. À bas la dictature militaire !
Travailleurs, républicains de toutes tendances, unissez-vous, agissez, organisez-vous pour briser toute tentative de coup d’État ! Vive la République ! » (16 mai). Tandis que le radical Pierre Mendès-France appelle à la tribune de l’Assemblée nationale « à l’action contre les hommes de la sédition à qui De Gaulle fournit sa caution et son soutien ».
L’avionneur Marcel Dassault ouvre un crédit à son fondé de pouvoir, le général Pierre Guillain de Bénouville, pour assurer les besoins logistiques immédiats. Bénouville loue un avion privé en Suisse et accompagne Jacques Soustelle à Alger. Ancien directeur des services secrets de la France libre, Soustelle avait acquis une grande popularité
chez les colons lorsqu’il fut gouverneur général de l’Algérie, en 1955-56. Au nom de De Gaulle, il entend prendre en main la direction politique du Comité de Salut public. Le comte Alain Le Moyne de Sérigny, directeur de L’Écho d’Alger, leur remet dix millions de francs pour financer le coup gaulliste.
Le général Lionel-Max Chassin, ancien coordinateur des forces aériennes de la zone Centre-Europe de l’OTAN, coordonne un mystérieux Comité national pour l’indépendance. Sous ses ordres des Comités secrets de Salut public se forment à Lyon (présidé par le général de corps d’armée Marcel Descour), Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Angers, Strasbourg et Marseille (Charles Pasqua). Il appelle à la constitution
de comités similaires dans chaque commune et leur donne instruction de
se tenir prêts à prendre les préfectures.
Toujours le 16 mai, Chassin réunit l’état-major secret du stay-behind à Lyon. Si l’on ignore l’identité des participants à cette rencontre, on peut supposer que le chef de zone du Gladio, François Durand de Grossouvre [18], est présent. Chassin rédige un ultimatum au gouvernement et pose pour une photo de presse [19]. Le communiqué et la photo, où il apparaît en uniforme français et casque américain, mitraillette au poing parmi ses officiers, sont diffusés de Genève. Chassin affirme se tenir prêt à marcher sur Paris à la tête de quinze mille hommes. Inquiet, le gouvernement helvétique demande au général Lionel-Max Chassin de s’engager à ne pas interrompre l’approvisionnement de la Confédération par le couloir rhodanien.
La nouvelle de l’implication des Américains dans la tentative de putsch fait le tour du monde des chancelleries. Elle sème la panique au sein du gouvernement français qui en interdit immédiatement la diffusion sur le territoire national. Tous les journaux qui en font état sont saisis [20]. Un mandat d’amener est délivré à l’encontre du général Chassin qui, selon certains députés, aurait établi son quartier général non loin de
Mont-de-Marsan.
Le 19 mai, De Gaulle donne une conférence de presse au Palais d’Orsay. Elle est organisée par les stay-behind de l’Association pour l’appel au général de Gaulle dans le respect de la légalité républicaine qui encadraient la manifestation de Le Pen aux Champs-Élysées. Un journaliste interroge le général : « Certains craignent que, si vous
reveniez au pouvoir, vous attentiez aux libertés publiques ». Il répond : « L’ai-je jamais fait ? Au contraire, je les ai rétablies quand elles avaient disparu. Croit-on qu’à soixante-sept ans je vais commencer une carrière de dictateur ? »
L’Assemblée nationale vacille. Plutôt que d’exiger la révocation et l’arrestation des factieux, elle exprime sa peur en votant une vague motion d’hommage à l’armée et reconduit les pouvoirs spéciaux dont dispose les militaires pour conduire la guerre en Algérie. Le gouvernement titube. Incapable d’agir, il s’égare en proposant une tardive réforme constitutionnelle qui lui donnerait une stabilité et une forme collégiale sur le modèle du Conseil fédéral helvétique.
Antoine Pinay, membre de l’Opus Dei, joue de l’image rassurante dont il dispose dans l’opinion publique pour presser le gouvernement, puis le président de la République, de prendre contact avec De Gaulle. Face à la montée du péril, les partis et syndicats de gauche refont leur unité. Ils mobilisent ensemble cinq cent mille manifestants qui marchent de la place de la Nation à celle de la République en scandant « Halte au
fascisme, Non à la dictature militaire, Paix en Algérie ».
Le Comité de Salut public, désormais conseillé par Jacques Soustelle, annonce qu’il étend ses pouvoirs au Sahara et déclare qu’il « est fermement résolu à mettre en place un gouvernement de Salut public présidé par le général De Gaulle pour promouvoir et défendre la réforme profonde des Institutions de la République ». Ce que Sérigny explicite dans son journal : le Comité, dit-il, va « renverser le régime pourri ».
Le 24 mai, le président du Conseil Pierre Pflimlin s’adresse par radio à la nation : « J’ai le devoir d’alerter les Français attachés aux libertés que garantissent les lois de la République. Des factieux essaient de nous entraîner sur la pente qui conduit à la guerre civile. Pour conjurer ce péril, il n’est qu’un moyen : c’est de vous rassembler autour du gouvernement qui défendra contre tous les extrémismes, contre tous les adversaires de la liberté, quels qu’ils soient, l’ordre public, la paix civile et l’unité de la Nation et de la République ». Trop tard. Toute alternative crédible au putsch militaire s’est évanouie.
Nul, ni à droite, ni à gauche, ne paraît plus en mesure de trouver une solution civile à la crise.
Le 26 mai, le Comité de Salut public se dote d’un triumvirat exécutif composé de Massu, Soustelle et du docteur Sid Cara dans le rôle de l’alibi musulman. Deux cent cinquante parachutistes du 11
e Choc débarquent d’Alger et prennent d’assaut la préfecture d’Ajaccio. Cette unité est conduite par le député Pascal Arrighi, qui appartenait avec Biaggi et Griotteray au Réseau Orion sous l’Occupation. Il est porteur d’un ordre de mission du général Raoul Salan et semble obéir à l’état-major secret
du général Lionel-Max Chassin. Les parachutistes installent un Comité de Salut public en Corse coprésidé par Pascal Arrighi et Henri Maillot, un conseiller municipal d’Ajaccio qui est parent de De Gaulle.
Le président Coty, qui n’a plus d’autre choix possible, joint le reclus de Colombey-les-Deux-Églises. De Gaulle franchit à son tour le Rubicon. Il communique (27 mai) : « J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays. Je compte que ce
processus va se poursuivre et que le pays fera voir par son calme et sa dignité qu’il souhaite le voir aboutir [...] J’attends des forces terrestres, navales et aériennes, présentes en Algérie qu’elles demeurent exemplaires sous les ordres de leurs chefs. À ces chefs, j’exprime ma confiance et mon intention de prendre incessamment contact
avec eux ».
L’Assemblée nationale lève l’immunité parlementaire de Pascal Arrighi et un mandat d’amener est délivré contre lui. Mais il trouve asile au Vatican où le conduit René Brouillet, ambassadeur de France près le Saint-Siège, et où le reçoit son frère, Mgr. Jean-François Arrighi, administrateur des Pieux établissements de la France à Rome.
Le 28 mai, le gouvernement Pflimlin prend acte et démissionne. De Gaulle refuse de se présenter devant les Assemblées pour y être investi et exige qu’on le porte au pouvoir sans qu’il ait à débattre de ses intentions. Dans une lettre au président Coty, il se fait menaçant :
« Je me heurte, du côté de la représentation nationale, à une opposition déterminée. D’autre part, je sais qu’en Algérie et dans l’armée, quoi que j’aie pu dire, quoi que je puisse dire aujourd’hui, le mouvement des esprits est tel que cet échec de ma proposition risque de briser les barrières et même de submerger le commandement [...] Ceux qui, par un sectarisme qui m’est incompréhensible, m’auront empêché de tirer encore une fois la République d’affaire, quand il en était encore temps, porteront une lourde responsabilité. Quant à moi, je n’aurai plus, jusqu’à ma mort, qu’à rester dans mon chagrin ».
Dans une interview à la presse britannique, le général Jacques Massu déclare : « C’est au général De Gaulle de décider si l’armée doit le porter au pouvoir par la force ou non » [21].
Désemparés par les événements, effrayés par les troubles et le déploiement de la troupe à Paris, les parlementaires investissent sans débat Charles De Gaulle comme président du Conseil, le 1er juin. Rares sont ceux qui, comme Pierre Mendès-France, s’y opposent. Celui-ci clame : « Je n’admets pas de vote sous la menace de l’insurrection et du coup de force militaire », « Quoi qu’il en coûte aux sentiments que j’éprouve pour la personne et pour le passé du général de Gaulle, je ne voterai pas en faveur de son investiture. Je ne puis admettre de donner un vote contraint par l’insurrection et la menace d’un coup de force militaire. Car la décision que l’Assemblée va prendre - chacun le sait ici n’est pas une décision libre, le consentement que l’on va donner est
vicié ».
Deux jours plus tard, l’Assemblée se saborde : elle autorise le général-président à user de pouvoirs spéciaux en Algérie, lui remet les pouvoirs constituants, enfin lui accorde les pleins pouvoirs pour six mois. De son « perchoir », le président de l’Assemblée lance par bravade un tonitruant « Vive la République ! » et conclut tristement « Prochaine séance à une date indéterminée ». La IV
e République vient d’être renversée sous la pression des armes. Le sang n’a pas été versé, les épées ne sont pas sorties des fourreaux.
Léon Delbecque (au centre), représentant du général De Gaulle, et les membres des Comités de Salut public d’Ajaccio et de Bastia saluent à l’issue d’un diescours de Pascal Arrighi. L’intention des conjurés et le sort qu’ils réservent au pays ne font aucun doute si le Parlement refuse d’investir De Gaulle. Cette photogrpahie, censurée en France, fut publiée dans la presse italienne
avec la légende : "Ils s’apprêtent à marcher sur Paris" (référence à la marche sur Rome qui permit à Mussolini de prendre le pouvoir). La renaissance de la France éternelle est en marche : De Gaulle interrompt l’opération « Résurrection », c’est le nom donné au complot. Le général d’armée Max Gelée rappelle les parachutistes, qui avaient déjà décollé : il n’est plus nécessaire qu’ils sautent sur le Palais-Bourbon pour arrêter les principaux leaders de la gauche. Jacques Dauer, quant à lui, stoppe les commandos civils qui, déjà regroupés et armés autour de Jean-Baptiste Biaggi et d’Alain Griotteray (PPR), des frères Jacques et Pierre Sidos (Jeune Nation), d’Alexandre Sanguinetti et du colonel Paul Paillole (Amicale des anciens des services spéciaux) se tenaient eux aussi prêts à l’assaut.
De Gaulle rappelle de Rome l’ambassadeur René Brouillet qu’il nomme secrétaire général du gouvernement pour l’Algérie, tandis qu’il désigne Geoffroy Chodron de Courcel comme ambassadeur à l’OTAN. Il choisit comme directeur de son cabinet Georges Pompidou, directeur général de la banque Rothschild frères. Il donne des airs d’union nationale au gouvernement en y intégrant, avec les honneurs, mais sans portefeuilles, Guy Mollet (SFIO) et Pierre Pflimlin (MRP).
En juillet 1958, le secrétaire d’État américain, John Foster Dulles, vient rencontrer officiellement Charles De Gaulle à Paris. Dulles débute l’entretien en évoquant le projet de complot qu’il avait préparé avec De Gaulle en 1947, manière élégante de rappeler à son interlocuteur des secrets partagés et une relation inégale. Puis, il fait le point de la
situation et s’assure que son interlocuteur a bien compris ce que les États-Unis attendent de lui, notamment sur la question nucléaire.
Peu après le retour de Dulles à Washington, le Conseil national de sécurité (NSC) se réunit. Il se félicite de l’arrivée au pouvoir de De Gaulle et du changement de cap qu’il implique. Après audition du rapport du général Lauris Norstadt, le Conseil décide d’aligner la politique de sécurité des États-Unis en Méditerranée sur celle de la France.
à suvre...