- Pensée militaire - La stratégie du bluff (2e partie)
- Michel Klen
- Dans Revue Défense Nationale 2015/1 (N° 776), pages 121 à 122
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1Une séquence de
bluff nécessite souvent une judicieuse mise en scène pour berner un adversaire. Le parfait bluffeur doit donc posséder les qualités d’un bon comédien. L’aptitude à mettre en pratique cet art de flouer un ennemi sur le terrain a notamment été mise en relief par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. C’est le Groupe de renseignement et d’exploitation (GRE), organisme secret chargé de la collecte du renseignement et de l’organisation des actions d’infiltration, qui a réalisé les ruses de guerre les plus marquantes. Dans ce chapitre digne d’un
thriller de Gérard de Villiers, le coup de
bluff de l’opération
KLJ27 [1][1]Ces lettres signifient « Kabylie » pour KL et 27 janvier (1958)… reste un modèle du genre.
2 Déguisés en
fellaghas, le capitaine Paul-Alain Léger (le patron du GRE) et quelques militaires français, accompagnés de supplétifs musulmans ralliés, se font passer pour une unité de l’ALN (Armée de libération nationale, la branche militaire du FLN, le Front de libération nationale) dans leur longue marche à travers le
djebel pour rejoindre le PC de la
wilaya III où se trouvent des membres de la rébellion. Muni de vrais faux ordres de mission du FLN, le commando français progresse sans difficulté majeure et passe facilement les barrages des
choufs. À l’un des nombreux points de contrôle, un guetteur plus scrupuleux que les autres interpelle la colonne. L’un des musulmans « retournés » qui sert de traducteur aux Français lui rétorque en kabyle : « Nous sommes douze
djounouds de la
wilaya IV voisine et nous devons prendre contact avec le PC de la
wilaya III avant de rejoindre la Tunisie ». Après avoir vérifié le vrai faux laissez-passer et surtout le tampon qui y figure, le factionnaire répond : « Le PC de la
wilaya III est à une heure de marche dans la maison de Yayaoui Slimane aux Iril-Tolba. Que Dieu te protège, toi et les autres frères » [2][2]Paul-Alain Léger : Aux carrefours de la guerre ; Albin Michel,….
3 Lorsque le groupe parvient finalement au site du PC rebelle, il est accueilli par les guérilleros qui souhaitent la bienvenue aux nouveaux arrivants. C’est alors que les militaires français ôtent le capuchon de leur
djellaba et désarment les combattants de l’insurrection présents sur les lieux. Une heure plus tard, les parachutistes du 1
er RCP, prévenus de la présence de « gros poissons » dans la
mechta kabyle, déboulent avec deux hélicoptères sur la position. L’arrestation des membres de l’ALN et la fouille du poste permettent de récupérer des documents précieux, des armes et des munitions. La confiance envers les musulmans ralliés, l’utilisation subtile de leur connaissance du terrain et de leur savoir-faire spécifique pour ce genre de situation, ainsi que l’audace et la très bonne condition physique du commando, ont permis le succès de ce magistral coup de
bluff.
4 Dans ce jeu de masques, le GRE a excellé. Il a inscrit ses lettres de noblesse dans la péripétie de la « bleuite », un terme qui désigne la vaste opération de noyautage, de désinformation et de
bluff conduite en 1957 à Alger, essentiellement dans la
Casbah, pour démanteler les réseaux FLN. Pour mieux se fondre dans le milieu humain, les musulmans recrutés par l’armée française étaient vêtus de « bleus de chauffe », ces combinaisons de travail portées par les ouvriers algérois. Le vivier d’indicateurs ainsi constitué par les services français a permis de localiser, de capturer et d’anéantir l’organisation rebelle qui semait la terreur dans la capitale algérienne, de saisir des stocks d’explosifs et de faire cesser les attentats terroristes. Fort de cette réussite, le GRE a étendu la « bleuite » jusque dans les maquis. Pour ce faire, de multiples stratagèmes ont été mis en œuvre. Par le truchement de tampons du FLN reproduits par les services de renseignement, la structure dirigée par le capitaine Léger parvient à distribuer des faux documents à la rébellion algérienne en les insérant dans des boîtes aux lettres dont les emplacements sont communiqués par des transfuges de l’ALN. Par ce procédé fallacieux, les militaires français donnent des directives erronées à des hauts responsables des wilayas. La partie de
bluff est géniale : le FLN appliquera certaines instructions rédigées par les services du capitaine Léger !
5 La manœuvre de tromperie va plus loin. Grâce à des fiches falsifiées diffusées dans certains maquis, le GRE envoie des partisans sur le terrain se faire remettre par les rebelles ainsi leurrés des armes et des munitions. Le processus de vraies fausses lettres introduites dans le courrier du FLN est accompagné d’une mécanique de diffusion de listes de prétendus collaborateurs algériens avec l’armée française. Ces listes de supposés traîtres parviennent jusqu’aux chefs de l’insurrection. Les moyens de propagation sont multiples : lancement de rumeurs dans les villages par des Algériens « retournés », documents compromettants avec les noms des soi-disant « infidèles » laissés sur les rebelles abattus... L’objectif de cette mise en scène est d’instaurer un climat de méfiance au sein de la rébellion et de l’inciter ainsi à déclencher des purges internes dans ses propres rangs. Ce gigantesque coup de
bluff a provoqué des dégâts humains considérables dans les maquis : plusieurs milliers de
djounouds ont été exécutés par leurs coreligionnaires du FLN atteints d’une paranoïa diabolique. Des dizaines de milliers d’autres partisans de l’insurrection ont préféré échapper à l’emprise du FLN et rejoindre le camp français. Cette tactique bluffante bien connue s’appelle « l’œil de Dieu » : les manipulateurs qui ont réussi à noyauter les maquis convainquent les rebelles et les villageois qu’ils seront la cible de la colère divine s’ils ne changent pas de camp.
6 Sous de nombreux aspects, la guerre d’Algérie a été une guerre du
bluff. Avec des résultats probants, les commandos
Georges du colonel Bigeard puis les commandos
Cobra, ont appliqué des méthodes identiques de duperie. Les services spéciaux de l’armée française ont expérimenté ces techniques de guerre subversive en Indochine avec le GCMA (Groupement de commandos mixtes aéroportés). Cette unité composée d’autochtones appartenant aux minorités ethniques (Hmongs, Thaïs, Méos) centrait son mode opératoire sur l’infiltration de la population en appliquant les procédés de l’action psychologique : propagande, prise en main des habitants pour provoquer des ralliements, utilisation subtile des protocoles locaux ainsi que des croyances et des superstitions villageoises dans le but de les exploiter contre l’adversaire communiste, en somme toutes les recettes du
bluff. Cette logique basée sur le contact avec les populations locales est une composante de la doctrine de la guerre révolutionnaire établie par Mao et résumée par la fameuse image du « poisson dans l’eau » : pour être bien renseignés et s’assurer le soutien de la population, les combattants doivent s’immerger dans le milieu local pour y être le plus à l’aise possible, à l’instar d’un poisson dans son environnement aquatique.
7 Dans les guerres asymétriques, la stratégie du
bluff est omniprésente et omnipotente. Elle constitue une arme efficace dans l’affrontement du faible au fort et, à ce titre, peut s’affirmer comme un égalisateur de puissance. Cette manipulation des esprits est une attitude offensive qui peut se comparer à l’action de l’eau. Cette analogie a servi de référence aux philosophes chinois plusieurs siècles avant notre ère. Parmi ces penseurs, le grand théoricien Sun Tzu soutenait : « L’eau contourne les hauteurs, s’infiltre dans les creux […] et s’adapte au récipient ». La métaphore illustre bien les actions de cet artifice insidieux de la ruse qui « s’adaptent au contexte du moment ou au milieu ambiant, puis s’insinuent par l’infiltration dans le dispositif choisi pour progresser jusqu’à la submersion »…
Notes
- [1]
Ces lettres signifient « Kabylie » pour KL et 27 janvier (1958) pour la date du début de l’opération.
- [2]
Paul-Alain Léger : Aux carrefours de la guerre ; Albin Michel, 1983.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020